Voici des mots inventés, peut-être inutilement: «... un paresseux lazzaronisme d'âme[27],»—«notes trémolantes[28],»—«obscurant le public[29],»—«nuits insomnieuses[30],»—«arrivée à une entière déréliction[31].» À quoi bon ces mots nouveaux? C'est que les auteurs, en proie à cette inquiétude, à ce désir inassouvissable d'une expression égale à leur impression, ont trouvé (là est l'affectation) que les mots connus étaient usés, n'accrochaient pas assez l'attention, et aussi (là est la part de sincérité) que ces mots ne rendaient pas tout ce qu'ils voulaient. Trémolantes est une expression musicale, ne peut s'appliquer qu'à des sons, tremblantes peut s'appliquer à tout. Il y a dans lazzaronisme d'âme une image, et une image italienne, qui n'est pas dans nonchalance ou paresse. Obscurant ne pourrait être remplacé que par plusieurs mots. Sans sommeil n'a pas l'harmonie un peu triste de insomnieuses. Déréliction est une espèce de superlatif, implique quelque chose de désespéré qui n'est pas dans solitude ou abandon. J'entre autant que je puis dans la pensée de l'écrivain; mais, si je devine ses raisons, elles ne me convainquent qu'à moitié.
Voici des expressions où la recherche de l'énergie et de la concision aboutit à l'étrangeté: «Au milieu d'un tapis vert, en plein soleil, le marbre d'une colonne brûlait de blanc devant un dattier[32].»—«... Ses tumulus dévastés, volés de leur forme même[33].»—«Souvent de petits enfants s'arrêtaient brusquement (devant Pierre Charles), frappés par la séduction naturelle, instantanée, le coup de foudre de leur beau à eux dans un autre[34].»
Voici des redoublements de synonymes, des insistances qui retiennent l'attention en nous présentant deux ou trois fois de suite la même idée ou la même image: «... Une espèce de dénouement, de déliement de sa nature comprimée, refermée, resserrée...[35]»—«... Suppliciés par tous les raccourcis de la chute, toutes les angoisses des muscles, toutes les agonies du dessin; tableau muet de la souffrance physique contre lequel venait frapper, battre, expirer le chœur des douleurs de l'âme[36].»—«... Rome et ses dômes détachés, dessinés, lignés dans une nuit violette, sur une bande de ciel jaune, du jaune d'une rose-thé[37].»—Ce procédé est habituel à MM. de Goncourt, même dans leurs pages les plus sobres: c'est un continuel essayage d'expressions. On dirait souvent qu'ils nous livrent le travail préparatoire de leur style, non leur style même, parce que l'impression de l'artiste se fait sentir plus immédiate et plus vive dans l'ébauche intempérante que dans la page définitive, et qu'ils craignent, en châtiant et terminant l'ébauche, d'en amortir l'effet. Leurs tableaux font quelquefois songer à l'envers d'une tapisserie, plus éclatant et moins net que l'endroit, et où les bouts de laine sont trop longs et un peu emmêlés.
L'épithète étant toujours, dans cette manière d'écrire, le mot le plus important, voici des tournures qui mettent l'épithète au premier plan en la transformant en substantif neutre (à la façon des Grecs): «... Mais c'était le ciel surtout qui donnait à tout une apparence éteinte avec une lumière grise et terne d'éclipse, empoussiérant le mousseux des toits, le fruste des murs...[38]»—«... Des voix fragiles et poignantes attaquant les nerfs avec l'imprévu et l'antinaturel du son[39].»—«Et il mit une note presque dure dans le bénin de sa parole inlassable et coulante[40].»
Les mots abstraits surabondent dans cette prose si vivante: ce qui semble contradictoire, mais s'explique avec un très petit effort de réflexion. Le point de vue de MM. de Goncourt étant le plus souvent pictural, s'ils ont à décrire un groupe, ce qu'ils voient tout d'abord, ce sont des couleurs, des poses, des attitudes. Pour nous rendre cette première vue saisissante, mais sommaire, ce premier éblouissement d'un tableau réel, ils commencent donc, instinctivement, par en abstraire les teintes, les lignes, les mouvements; et comme ils veulent leur donner dans la phrase la place d'honneur et les faire saillir uniquement, ils ne les expriment point par des adjectifs, qui seraient toujours subordonnés à un nom, mais par des substantifs nécessairement abstraits. Et ayant ainsi traduit l'impression générale, qui correspond au premier moment de la vision, ils la précisent par les mots qui viennent ensuite et qui marquent ce qu'on distingue au second coup d'œil.—Si donc Mme Gervaisais entre dans une église de Rome, MM. de Goncourt ne diront pas: «Elle se mit à regarder... des femmes agenouillées..., des paysans vautrés...» Non, car ce qu'elle a vu d'abord, ce sont des lignes et des mouvements, c'est quelque chose d'agenouillé et de vautré; après quoi, elle a remarqué que c'étaient des femmes et des paysans. MM. de Goncourt écriront donc: «Elle se mit à regarder, dans l'obscurité pieuse, des agenouillements de femmes, leur châle sur la tête..., des vautrements de paysans enfonçant de leurs coudes la paille des chaises..., un prosternement général..., des prières de jupes de soie et de jupes d'indienne côte à côte couchant presque leurs génuflexions par terre...[41]»—Ils écriront, toujours dans le même système: «Cette sculpture des poses, des lassitudes, des absorptions... Le tableau la frappa surtout des confessions élancées de femmes qui, debout...[42]»—«... Des adorations d'hommes et de femmes à quatre pattes...[43]»—«Et je ne voyais qu'une sauvage et toute brute idolâtrie, un peu de la ruée de l'Inde sous une idole de Jaggernat[44].»—«Un mur de colère, gâché de couleurs redoutables, plaquait au fond l'avalanche et le précipitement des damnés...[45]»—«Sur l'escalier se faisait l'ascension lente et balancée, la montée sculpturale des Romaines...[46].»—«Leurs femmes étaient là... immobilisées... dans un arrêt qui hanchait[47].»
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