George Sand

Cadio


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le vil métier d'espion, il dénonce comme traître quiconque ose le contredire. Votre nom vous rend suspect à un de ces lâches, et c'est lui qui, à Puy-la-Guerche, m'a donné l'ordre exécrable de vous amener ici.--Et nous nous soumettrions à de pareils ordres? nous, des soldats français, des hommes, des philosophes! Non, quant à moi, jamais! Le jour où un commissaire du gouvernement viendra me dire que je suis suspect d'indulgence, je briserai mon épée et lui en jetterai les morceaux à la figure! (Henri est absorbé, la tête dans ses mains. Un silence.)

      HENRI, (se levant.) Et après ça?

      LE CAPITAINE. C'est la proscription ou la guillotine. J'en prendrai mon parti comme tant d'autres.

      HENRI. La guillotine tranche les têtes, elle ne tranche pas les questions.

      LE CAPITAINE. Elle délivre de la vie celui que l'on veut forcer à faire le mal.

      HENRI. En le prenant comme ça, c'est un suicide, alors?

      LE CAPITAINE. Je l'accepte.

      HENRI. Un suicide est une lâcheté.

      LE CAPITAINE, (tressaillant.) Une lâcheté?

      HENRI. Oui, mon capitaine, toujours! Je ne suis pas un grand raisonneur, moi; mais on m'a appris ça ici dès mon enfance. L'homme qui se tue donne sa démission et se déclare inutile. On m'a dit aussi qu'un homme représentait toujours une force quelconque, et qu'il n'avait pas le droit de la supprimer, parce qu'il ne la tient pas de lui-même: c'est Dieu qui la lui a confiée. Il faut donc choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal. Si la Révolution est un mal, il faut l'abandonner et se jeter résolûment dans le parti contraire.

      LE CAPITAINE. Le parti royaliste? Jamais quant à moi! Il m'inspire des répugnances invincibles.

      HENRI. Concluez, alors.

      LE CAPITAINE. Je ne puis... Aucun parti ne représente plus pour moi la France. Elle est perdue, souillée. La vie me fait horreur à présent!

      HENRI. La vie est rude, mon capitaine, c'est vrai; mais, moi, à vingt-deux ans, je ne peux pas dire comme vous que tout est perdu. Ça ne m'entre pas dans la tête, une idée pareille! Si la France est égarée et souillée, nous serions bien fous ou bien paresseux d'aller demander au bourreau la fin de nos incertitudes, et de donner à cette France criminelle le plaisir de commettre un crime de plus. S'il n'y a plus d'honneur en France, c'est donc que personne ne croit plus en soi-même? Eh bien, mordieu! voilà une parole que je ne puis pas dire pour mon compte, et un exemple que je ne veux pas donner.

      LE CAPITAINE. Henri, tu as raison. Servir son pays ou le trahir... Dans cette extrémité, il n'y a plus de milieu possible. Eh bien, je me soumets, mon coeur saignera... j'obéirai! Mais toi, tu n'as pas été libre de choisir, le jour où la République t'a enrôlé, et tu peux... Va, je fermerai les yeux. Quitte-nous, quitte-moi, et va rejoindre ta famille; nul n'est forcé de devenir parricide.

      HENRI, (ému. Merci, mon capitaine, merci!

      LE CAPITAINE. Tu acceptes, mon enfant?

      HENRI. Non, je refuse... Ce qui est vrai pour vous l'est aussi pour moi. Il n'y a pas deux vérités. Le jour où j'ai été enrôlé, j'étais royaliste. Je pensais comme ceux qui m'avaient élevé, comme la jeune fiancée qui m'était promise: c'est tout simple. C'est par dévouement pour eux, c'est pour leur laisser garder une apparence de civisme qui préservait leurs personnes et leurs biens que je les ai quittés avec une sorte de joie, tout en leur promettant de passer à l'ennemi aussitôt qu'ils auraient pu émigrer. Ils n'ont pas émigré. Eux aussi, ils ont manqué de logique; eux aussi, ils aimaient la France! Que voulez-vous! c'est dans le sang des Sauvières! Et moi, enfant, j'ai senti ça le jour où j'ai entendu résonner sur le pavé des villes le talon de mes premières bottes. Je me suis mis à aimer la patrie comme un fou en me voyant chargé de défendre le drapeau qui représentait son honneur et le mien à la frontière. Je n'ai pas raisonné ça, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. J'ai senti mon coeur battre jusqu'à m'étouffer! Mon oncle aurait dû prévoir que ça m'arriverait, lui qui a porté les armes pour la France. Est-ce que le premier roulement du tambour qui bat la charge, est-ce que le premier coup de canon qui ébranle l'air autour de nous n'enivre pas un homme de mon âge jusqu'au délire? Allons donc! si mes parents eussent été là, ils m'eussent crié: «Marche et ne recule pas!» Eh bien, j'y suis à présent, dans la grande mêlée! Je suis patriote, j'appartiens à la Révolution, puisque j'ai donné mon sang pour elle. Elle est ma religion et mon dieu, comme mon régiment est ma famille et comme vous êtes mon confesseur. La République nous surmène? C'est possible. Égarée ou sage, ivre ou méchante, malade ou folle, elle est notre mère, et une mère n'a jamais tort quand il s'agit de la défendre. Plus tard, quand je serai vieux ou infirme, je jugerai peut-être ses actes; mais, tant que mon bras pourra soutenir un sabre, je me battrai pour elle, fallût-il écraser mon propre coeur sous les sabots de mon cheval!

      LE CAPITAINE, (exalté.) Henri, embrasse-moi, généreux enfant! ta foi transporterait des montagnes! Oui, des hommes comme toi, des hommes qui croient doivent sauver la patrie. Vive la République! (Abattu.) Nous brûlerons donc...

      HENRI. A quand l'exécution de votre mandat?

      LE CAPITAINE. C'est pour cette nuit. Je compte procéder avec prudence. J'ai donné des ordres pour qu'il n'y eût pas une âme vivante autour de l'enceinte. Il ne faut pas exaspérer les habitants et les exposer à faire résistance. Ils succomberaient misérablement.

      HENRI. Mon capitaine, je crois qu'ils nous aideraient plutôt. Tous les paysans ne sont pas royalistes, et ceux qui sont restés chez eux ne le sont peut-être pas du tout. N'importe, j'irai faire une ronde.

      LE CAPITAINE. Attendez, on vient.

      SCÈNE V.--LE CAPITAINE, HENRI, MOTUS.

      MOTUS, (trompette de cavalerie, républicain à tous crins, très-aimé dans le régiment.) Mon capitaine, sans te commander, je t'annonce qu'on vient de prendre un espion qui essayait de se faufiler subrepticement. Faut-il lui faire son affaire?

      LE CAPITAINE. Il faut d'abord savoir si c'est réellement un espion. Amène-le.

      MOTUS. C'est que, sans t'offenser, mon capitaine, je ne crois pas que tu puisses lui tirer une parole du ventre. Il n'a pas l'air de comprendre ce qu'on lui dit, ou il fait semblant d'être Breton.

      LE CAPITAINE, (à Henri.) Savez-vous la langue?

      HENRI. Ma foi, non, pas un mot.

      LE CAPITAINE, (à Motus.) Où est-il?

      MOTUS. Il est là, mon capitaine. (Allant à la porte.) Allons, avance à l'ordre, l'homme à la tignasse jaune! (Cadio paraît, amené par deux cavaliers. Son habit de toile est en lambeaux. Il a une peau de chèvre sur les épaules.)

      LE CAPITAINE, (bas, à Henri,) après avoir fait signe à Motus et aux deux autres cavaliers de sortir. Interrogez-le. Vous savez mieux que moi parler aux paysans.

      HENRI, (à Cadio.) Est-ce que tu ne parles pas français?

      CADIO, (triste et abattu.) Je parle français, latin au besoin. Du moins, j'en sais quelque peu.

      HENRI. Alors, tu es prêtre ou moine?

      CADIO. Non, je suis sonneur de biniou.

      HENRI. Sorcier, par conséquent?

      CADIO. Sorcier? Oh! Jésus, non! Je renie le diable!

      HENRI. Mais tu as beau le renier, il court après toi, la nuit, dans les bois ou sur les bruyères. Il t'arrache ton chapeau et te bat avec le hautbois de ta cornemuse. Et, quand tu as prononcé certaine formule d'exorcisme, un ange t'apparaît et te dit: «Va tuer un bleu, et Satan te laissera tranquille.»

      CADIO. O bon saint Cornéli! d'où savez-vous ces choses?

      HENRI. Je suis sorcier aussi. Je connais les pratiques des maîtres sonneurs de tous pays. (Bas, au capitaine.) Regardez les yeux fixes et brillants de ce garçon-là; c'est un extatique.

      LE