George Sand

Cadio


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mon cher, et tu es stupide de croire qu'un ci-devant noble ne peut pas servir fidèlement son pays.

      REBEC. Je ne dis pas ça! au contraire! Je vois bien que vous détestez le mensonge, et, entre nous, monsieur votre oncle a manqué à son devoir en trahissant lâchement...

      HENRI. Tais-toi! Ne répète jamais ce mot-là devant moi, si tu tiens à tes deux oreilles. Mon oncle a cru obéir à sa conscience. Il s'est trompé, mais comme se trompe un galant homme, en se sacrifiant. Il savait que la Vendée n'aboutirait qu'à un gâchis et à un désastre. Il s'y fera tuer et laissera quand même une mémoire pure. Moi, je me ferai éventrer aussi pour dompter la révolte, et peut-être recevrai-je mon affaire de la main d'un de mes paysans ou d'un des vieux domestiques qui m'ont porté dans leurs bras et fait manger la bouillie! ou bien ce sera le prêtre qui m'a fait faire ma première communion, qui me cassera la mâchoire, ou encore... mon oncle lui-même, le plus doux, le plus tendre, le meilleur des hommes! C'est comme ça, à ce qu'il paraît, la guerre civile. C'est très-gentil! mais, quand on y est, on y est, et, quand on va au feu, ce n'est pas pour recevoir des pommes cuites. Là-dessus, va te coucher, Rebec, car je perds mon temps à te faire comprendre ce que tu ne comprendras jamais.

      REBEC. Me coucher, non! Je vais vous reconduire.

      HENRI. Nous couchons ici, nous, le capitaine et le détachement, si ça ne te contrarie pas.

      REBEC. Ah! mon Dieu, vous ne me disiez pas ça! Je cours donner des ordres...

      HENRI. C'est fait, nos fourriers n'ont pas besoin de toi pour installer leur monde.

      REBEC. Mais... votre capitaine, où couchera-t-il? Toutes les chambres sont sous le scellé, excepté...

      HENRI. Excepté celle que tu t'es réservée? Le capitaine la prendra; où est-elle?

      REBEC. Celle-ci... à côté.

      HENRI. L'appartement de ma tante Roxane? C'était le meilleur. Tu n'as pas mal choisi, camarade!

      REBEC. Monsieur Henri, c'est à cause des odeurs! Cette chambre embaume et je suis fou des odeurs.

      HENRI. Pauvre tante! elle couche peut-être maintenant dans une étable.

      REBEC. Vous ferai-je apporter à souper?

      HENRI. Non, nous avons mangé à Puy-la-Guerche.

      REBEC, (allant à la table.) Vous prendrez bien au moins un verre de tokay? Voyons, sans cérémonie?

      HENRI. Tu es trop bon! tu fais les honneurs de chez nous avec une grâce...

      REBEC. Et, sans être trop curieux, qu'est-ce que vous venez donc faire ici?

      HENRI. Ça ne me regarde pas. On commande, j'obéis; mais je suppose qu'on veut mettre garnison dans un château qui pourrait servir de point de ralliement et de refuge aux rebelles.

      REBEC. Il y a trois mois qu'on aurait dû le faire! On vit ici dans les transes, et, si les brigands avaient voulu... Ah! la République est bien négligente!

      HENRI. Oui! elle te loge dans un château fortifié, elle t'y donne les clefs d'une cave exquise, un lit de dentelle et de duvet, et elle oublie de t'attribuer une garde d'honneur pour que tu puisses y dormir tranquille; c'est impardonnable!

      REBEC. Vous vous moquez de moi?

      HENRI. Ça se pourrait bien. Allons, va préparer cette chambre parfumée pour mon capitaine. Il n'a pas volé un bon gîte et une bonne nuit, celui-là!

      REBEC. Eh bien, et vous?

      HENRI. Je dormirai sur une chaise. Je suis ici en pays conquis; mais je respecte le passé, moi, et je ne l'oublierai pas en me gobergeant dans le lit de mon oncle...

      REBEC. Mais votre ancienne chambre!

      HENRI. Assez de politesses, tu m'ennuies. Va enlever tes draps et tes nippes. Dépêchons-nous!

      REBEC. On y va, on y va, lieutenant; ne vous impatientez pas.

      HENRI, à un cavalier qui entre avec la valise du capitaine. Va faire le lit, camarade. Par ici. Tu sortiras de l'autre côté. (Rebec sort, suivi du soldat.)

      SCÈNE IV.--HENRI, le capitaine RAVAUD.

      LE CAPITAINE, (homme distingué, à la figure douce.) Eh bien, mon jeune lieutenant, comment va ce pauvre coeur ému?

      HENRI. Bien, mon capitaine. Je n'ai reçu ici aucune mauvaise nouvelle de ma famille. Espérons que mon oncle mettra en temps utile les femmes en sûreté; quant à lui et à ses amis, ils font comme nous, ils courent les chances de la guerre.

      LE CAPITAINE. Sommes-nous seuls? J'ai quelque chose à vous dire.

      HENRI, (allant fermer la porte de côté.) Oui, Capitaine; à présent, vous pouvez parler.

      LE CAPITAINE, (s'asseyant.) Voyons, Henri, nous allons entrer en campagne et faire des choses terribles, je le crains!

      HENRI. Vous plaisantez, capitaine, les choses terribles ne vous font pas peur.

      LE CAPITAINE. Je vous demande pardon. La guerre civile entraîne des rigueurs que vous ne prévoyez pas, et, d'après les ordres que nos généraux reçoivent, je m'attends à tout. On veut en finir brusquement et sans retour avec la Vendée, et, pour les exaltés qui nous gouvernent à présent, tous les moyens sont bons. La Convention trouve les procès trop longs à instruire. Elle nous défendra peut-être de faire des prisonniers. Si elle entre dans cette voie, Dieu sait où elle s'arrêtera. Vous sentirez-vous la force d'aller jusqu'au bout?

      HENRI. Est-ce une épreuve, mon capitaine? M'avez-vous amené ici, de préférence aux jeunes officiers mes camarades, pour voir si, en présence du manoir où j'ai passé mon enfance et où tout me rappelle les plus chers souvenirs de ma vie, je sentirai faiblir mon patriotisme?

      LE CAPITAINE. Oui, mon cher enfant, je l'ai fait à dessein, non pour surprendre les secrets tourments de votre conscience, mais pour vous dire: Jamais homme de coeur n'a été mis à une épreuve plus cruelle. Certains devoirs dépassent les forces morales les mieux trempées, et ceux qu'on va vous imposer répugnent à la nature autant qu'à l'humanité. Vous allez peut-être vous trouver en face de vos parents, de vos amis...

      HENRI. C'est possible, c'est prévu!

      LE CAPITAINE. Avez-vous prévu la malédiction de votre famille, l'indignation de votre caste... et celle d'une personne... Vous étiez fiancé, m'avez-vous dit, à une parente...

      HENRI. Ne parlons pas de ça, mon capitaine; ce serait le côté faible de la place. J'avais pour la petite cousine une amitié... c'était peut-être déjà de l'amour; mais elle n'en pouvait avoir pour moi: c'était une enfant, et Dieu sait que, depuis l'insurrection elle, doit me mépriser de tout son coeur!

      LE CAPITAINE. Elle vous pardonnerait si... Voyons! admettons toutes les probabilités: que diriez-vous si j'avais sur moi, en ce moment, l'ordre de brûler le château de Sauvières?

      HENRI, (se levant.) Cet ordre... l'avez-vous, capitaine? Oui, je le vois! vous l'avez.

      LE CAPITAINE. Et vous devez commander l'exécution du mandat. On le veut ainsi.

      HENRI. Diable! c'est dur.

      LE CAPITAINE. Et cruel! j'en suis révolté. Écoutez, Henri, écoutez-moi bien. Je crois être un brave soldat et un honnête homme. Vous m'avez vu souriant en face de la mort. Eh bien, il y a un courage que je n'ai pas, c'est celui de faire des choses atroces. On l'exige de moi,--je suis résolu à désobéir.

      HENRI. Vous?

      LE CAPITAINE. Oui, car j'ai l'ordre aussi de brûler les chaumières et les forêts, de détruire les récoltes, de dévaster les champs, d'affamer le pays, de réduire les habitants au désespoir, et cela, dans tout le pays insurgé, sans pitié pour les enfants, les vieillards et les femmes.--Oui, c'est ainsi! On nous donne des généraux ineptes qui n'ont jamais vu le feu. Le civil s'arroge le droit de contrôler le civisme du