George Sand

Cadio


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celui du paysan. C'est que la monarchie soit rétablie avec l'abolition des dîmes, de la milice, des tailles, et qu'on nous rende nos couvents, nos bons prêtres et nos fêtes. On s'était tous réconciliés en 89. Faut y revenir! Faut que le seigneur fasse ce qui est le bien du paysan, et, puisque le paysan veut venger son roi et son Dieu, faut que le noble se batte comme nous autres, que ceux qui sont en retard se dépêchent et fassent sonner le tocsin de leurs paroisses, ou bien on le sonnera nous-mêmes, et on mettra le feu aux maisons des feugnans; ça y est-il, vous autres! (Cris et clameurs des insurgés qui envahissent le salon. Saint-Gueltas va vers eux avec une autorité irrésistible et les fait reculer.)

      LE COMTE, (avec énergie.) Devant les menaces, vous comprenez, monsieur le marquis, que je dis non, non, trois fois non! Je mets les femmes de ma maison sous la sauvegarde de votre honneur, et je vais à Puy-la-Guerche! (Aux insurgés.) Arrêtez-moi, si vous l'osez!

      SAINT-GUELTAS. Personne ne l'osera... Mais un moment encore... Quelqu'un veut vous parler. (Aux insurgés.) Silence! (Bas, à Mâcheballe.) L'homme en toile!

      MACHEBALLE. Le voilà! (Il fait sortir du groupe derrière lui un jeune paysan breton habillé de toile bise de la tête aux pieds, les cheveux longs, l'air doux, étonné.)

      LA KORIGANE, (s'écriant.) Tiens, Cadio! (Cadio jette un regard indifférent sur elle et présente au comte une quenouille ornée de rubans roses.)

      LE COMTE, surpris. Que me voulez-vous?

      CADIO, (simplement.) Moi, monsieur? Rien! on m'a dit de vous donner cette chose-là, je vous la donne.

      RABOISSON, (voulant prendre la quenouille.) Tu t'es trompé, mon ami, c'est pour ces dames!

      CADIO, (défendant la quenouille.) Non pas, non pas! On m'a dit: «Donne la quenouille à ce monsieur;» je fais ce qu'on m'a commandé.

      LE COMTE, (prenant la quenouille.) Qui vous a commandé cela?

      CADIO, (montrant Sapience, qui s'est mis à la tête du groupe. Il est habillé en paysan.) Dame, c'est lui! je ne le connais pas plus que les autres.

      LE COMTE, (à Sapience.) Approche donc, misérable, que je te brise ton présent sur la figure!

      SAINT-GUELTAS, (le retenant et riant sous cape.) Arrêtez, monsieur, c'est notre...

      SAPIENCE, (l'air inspiré et emphatique.) Inutile de le dire, M. le comte voit bien que je tends la joue!

      LE COMTE, (le regardant avec surprise.) Un paysan... le fouet en bandoulière, le sac à farine sur l'épaule... J'y suis! c'est le signe de ralliement adopté par des hommes dont le ministère de paix et de charité s'accorde mal avec de pareilles provocations! Je respecte votre caractère, monsieur, et c'est à ceux qui emploient un personnage inviolable pour m'adresser le plus sanglant outrage que je renvoie le reproche de lâcheté. Est-ce vous, monsieur le marquis de la Roche-Brûlée?

      SAINT-GUELTAS. Non, monsieur, je vous aurais présenté le défi moi-même. C'est le conseil de l'armée catholique qui, malgré moi, a chargé M. le... M. Sapience, nous l'appelons ainsi, de vous offrir, en cas de refus...

      LE COMTE (montrant Cadio.) Et celui-ci... est-ce aussi un ministre?...

      SAPIENCE. Non; c'est un pauvre idiot que nous avons ramassé sur les chemins et qui ne sait ce qu'il fait. Ne lui en veuillez pas. Aucun de nous ne se fût senti le courage d'infliger en personne un châtiment aussi cruel à un homme jusqu'ici respectable et pur; mais les ordres étaient formels, et je devais obéir à mon évêque.

      LE COMTE. Quel évêque? Son nom!

      SAPIENCE. Monseigneur l'évêque d'Agra.

      RABOISSON, (bas, à Saint-Gueltas.) Qu'est-ce que c'est que ça? un évêque de ta façon?

      SAINT-GUELTAS, (bas.) Ça fait très-bien. Silence! (Au comte qui tient toujours la quenouille.) Eh bien, vous la gardez, monsieur le comte? C'est trop d'héroïsme et de fierté!

      LOUISE, (tremblant de colère.) Oh! oui, mon père, c'est trop!

      LE COMTE, (vaincu par l'élan de sa fille.) Je devrais pousser jusque-là le respect de ma parole; mais ce serait rompre avec ma religion, et Dieu me délie! (Il place la quenouille dans une panoplie au-dessus de la cheminée et s'adresse à Louise.) Nous laisserons cela ici, ma fille, et, si Henri revient, il verra l'humiliation que j'ai subie avant de me décider à rompre vos fiançailles. Il sert la République, lui, et il la sert de bonne foi. Il apprendra qu'il n'y a plus d'accord possible entre les partis; on l'a dit ici tout à l'heure, il n'y a plus d'avenir, plus de repos, plus de liens de coeur, plus de famille! Ah! Louise! que vas-tu devenir, mon enfant!

      LOUISE. Vous partez, mon père? (Montrant les insurgés.) Avec eux?

      LE COMTE, (à Saint-Gueltas.) Oui, me voilà. Laissez-moi m'occuper d'un refuge pour ma famille.

      LOUISE. Je vous suivrai, ma place est auprès de vous!

      SAINT-GUELTAS, (avec un cri de joie.) Vive mademoiselle de Sauvières! (Tous crient en agitant leurs chapeaux. Cadio reste isolé et regarde Louise sans crier.)

      MACHEBALLE, (le secouant.) Crie donc aussi, sauvage!

      SAPIENCE, (à Mâcheballe.) Laissez-le donc, c'est un fou! (Ils vont au fond et parlent avec les autres.)

      LA KORIGANE, (à Cadio, qui regarde toujours Louise.) Eh bien, Cadio? Cadio! est-ce que tu ne me reconnais pas?

      CADIO. Toi? Si bien!

      LA KORIGANE. Et voilà tout ce que tu me dis? Tu ne t'es donc pas fait prêtre?

      CADIO, (sortant comme d'un rêve.) Ah! oui, bonjour! (Il s'en va.)

      LA KORIGANE. Il a l'esprit tout à fait dérangé! Pauvre Cadio!

      SAINT-GUELTAS, (aux fond, aux insurgés.) Allons, mes gars, gagnez les bois, je vous suis. (Montrant le comte et ses amis.) Nous vous suivons tous! Je vous l'avais bien dit, que personne ne resterait céans! Non, personne en Vendée ne se croisera plus les bras quand Dieu et le roi commandent.

      TOUS, (criant.) Vive le roi et Saint-Gueltas!

      SAINT-GUELTAS. Non, non: vive le roi et Sauvières!

      TOUS, (sortent en criant.) Vive Sauvières et Saint-Gueltas! (Le chevalier, électrisé, sort avec eux. Stock fait de même.)

      SAINT-GUELTAS, (à Mâcheballe resté le dernier.) Monte la tête aux gens de la paroisse! Il ne faut pas que Sauvières se ravise!

      MACHEBALLE. N'ayez peur! on leur z'y chauffera le sang! (Il sort.)

      SCÈNE VIII.--SAINT-GUELTAS, LE COMTE, LA TESSONNIÈRE, RABOISSON. (On entend encore au dehors les cris de «Vive Sauvières et Saint-Gueltas!»)

      SAINT-GUELTAS, (à Louise.) Vous l'entendez, nos deux noms ne font plus qu'un seul cri de guerre. (Au comte.) Vous feriez bien, monsieur le comte, de vous montrer à notre campement. Vos cheveux blancs et la présence de mademoiselle de Sauvières enflammeraient l'ardeur de nos gens. C'est de l'enthousiasme, c'est du prestige qu'il faut à ces âmes simples!

      LE COMTE. Monsieur le marquis, vous n'obtiendrez pas que je me porte avec vous à l'attaque de Puy-la-Guerche. C'est assez d'abandonner cette malheureuse ville, je ne vous la livrerai pas. Vous avez ma parole. Dites-moi en quel lieu et quel jour j'aurai à vous rejoindre après que vous aurez fait ce coup de main.

      SAINT-GUELTAS. Ce ne sera pas long, nous ne gardons pas les pays conquis; nous portons la terreur et le châtiment de ville en ville. Ce soir, nous surprenons Puy-la-Guerche; demain, nous serons à Buzanays.

      LE COMTE. J'y serai aussi.

      SAINT-GUELTAS. Il faudrait vous mettre en route sur-le-champ... autrement, les républicains viendront s'opposer à votre départ.

      LE COMTE, (tristement.) C'est-à-dire à ma fuite! Je fuirai, monsieur, et sans tarder!

      SAINT-GUELTAS, (bas, à Louise.) Vous ne craignez