Il paraît que mon nom effraye les dames; mais vous, monsieur le comte, peut-être me ferez-vous l'honneur de m'agréer comme le chef sérieux d'une force considérable,... à moins que vous ne me jugiez indigne aussi de servir le roi? C'est possible, si vous proscrivez la peine de mort! Moi, j'avoue que je n'ai pas encore découvert le moyen de faire la guerre sans exposer sa vie et sans compromettre celle des autres.
MACHEBALLE. Bien parlé! (Il explique tout bas les paroles de Saint-Gueltas à quelques paysans bretons qui approchent.)
LE COMTE. Je sais, monsieur le marquis, le respect qui est dû à votre bravoure, à votre dévouement et à votre habileté; mais vos sarcasmes ne m'empêcheront pas de réprouver les atrocités de vos triomphes. Vous avez pu être débordé...
SAINT-GUELTAS, (baissant la voix et s'approchant de lui et des femmes.) Débordé! comment ne pas l'être dans une guerre de partisans comme celle que nous faisons? Nous manquons de chefs, monsieur le comte, et je ne puis être partout; mais nous commençons à nous organiser. Suivez le bon exemple, donnez-le à ceux qui hésitent encore, et nos paysans deviendront des soldats soumis à une discipline; c'est le devoir de tout bon royaliste et de tout brave gentilhomme.
LE COMTE. Devant de si sages paroles, je ne puis que regretter vivement les engagements que j'ai pris...
MACHEBALLE, bas, à Saint-Gueltas. Il vous refuse aussi?
SAINT-GUELTAS, (bas, à Mâcheballe.) Prenez patience. Je vous réponds de l'emmener! (Haut, au comte.) Puis-je au moins adresser mes offres aux personnes libres qui vous entourent? (Allant à Raboisson.) Voici un ami qui ne me reniera peut-être pas?
RABOISSON, (lui serrant la main.) Non certes; mais tu sers les prêtres, marquis, et, moi...
SAINT-GUELTAS. Je sais, je sais! (Il fait un signe à Mâcheballe, qui se retire au fond du salon et jusque dans la pièce du fond avec les Vendéens.) Mon cher baron, tu peux être tranquille. Je ne suis pas plus bigot que toi. Je n'ai pas changé! Nous nous servons du mysticisme des paysans; mais que les gens sages nous secondent, et nous remettrons à leur place MM. les ambitieux et les démagogues de la soutane.
RABOISSON, (bas.) Bien... Alors, je grille de te suivre, car je m'ennuie ici considérablement; mais comment faire?
LE CHEVALIER, (bas, à Saint-Gueltas.) Moi aussi, monsieur le marquis, je brûle de vous suivre; mais nous sommes ici en quelque sorte prisonniers sur parole.
SAINT-GUELTAS. C'est bien simple. Allez ce soir à Puy-la-Guerche, et laissez-vous faire prisonniers par moi.
LE CHEVALIER. Il vaudrait mieux vaincre les scrupules de M. de Sauvières et nous emmener tous ensemble.
RABOISSON. Oh! vous ne les vaincrez pas, ses scrupules!
LE CHEVALIER. A moins que sa fille ne nous aide! Elle pense bien, et elle a de l'ascendant sur lui.
SAINT-GUELTAS. Sa fille?... (Regardant Marie, qui est plus près de lui que Louise.) Est-ce cette aimable et douce figure, qui ressemble à un sourire de soleil dans la tempête?
RABOISSON. Non. Celle-ci est mademoiselle Hoche, une orpheline sans nom et sans avoir, recueillie par la famille. Elle pense mal, mais elle agit bien.
SAINT-GUELTAS. Qui est celui-ci? (Il montre Stock, qui s'est approché de lui avec hésitation.)
RABOISSON. Un sous-officier des gardes suisses échappé au massacre,... M. Stock!
SAINT-GUELTAS, (à Stock.) Ah!... Et comment avez-vous fait, monsieur Stock, pour survivre à la journée du 10 août?
STOCK, (accent étranger prononcé.) J'étais en garnison avec mon bataillon sur la Loire.
SAINT-GUELTAS. Je veux le croire; mais que faites-vous ici quand votre place est marquée depuis longtemps dans les rangs de ceux qui vengent la mort de vos frères?
STOCK, (avec dignité.) Je vous attendais, monsieur.
SAINT-GUELTAS, (lui tendant la main.) Voilà une belle et bonne réponse, monsieur Stock. Je vous enrôle, vous commanderez un détachement. (A Raboisson montrant la Tessonnière.) Et celui-ci?
RABOISSON, (bas.) Le plus grand poltron de la terre. Je te défie de le faire marcher.
SAINT-GUELTAS. Nous allons bien voir. (A la Tessonnière.) Monsieur est certainement des nôtres?
LA TESSONNIÈRE. Oh! moi, je suis trop vieux pour guerroyer.
SAINT-GUELTAS. Pas plus âgé que M. Stock?
LA TESSONNIÈRE. Ma religion me défend de verser le sang.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, monsieur, vous êtes un serviteur inutile ici. Je vais vous employer, moi!
LA TESSONNIÈRE. A quoi donc, s'il vous plaît?
SAINT-GUELTAS. J'ai promis, en échange de plusieurs de mes braves tombés dans les mains des bleus, de rendre un nombre égal de transfuges de la République. Le nombre n'y est pas, vous le compléterez.
LA TESSONNIÈRE. Vous voulez me faire passer...? C'est m'envoyer à la guillotine!
SAINT-GUELTAS. C'est vous envoyer au ciel. Choisissez, ou de verser le sang des scélérats, ou de donner le vôtre à la bonne cause.
LA TESSONNIÈRE, (éperdu.) Je me battrai, monsieur, j'aime mieux me battre! (Raboisson rit.)
LE COMTE. Je ne sais si la chose est plaisante, mais je la trouve arbitraire et cruelle. Quels que soient les pouvoirs de M. le marquis, je proteste contre toute contrainte exercée dans ma maison.
LOUISE, (animée.) Je m'y oppose aussi! Monsieur est notre parent, le plus ancien de nos amis. Il est âgé, infirme. Brave ou non, je le respecte et je l'aime. Personne ne lui fera violence ou injure tant qu'il me restera un souffle de vie!
ROXANE, (bas, à Louise.) Le fait est qu'il agit ici un peu cavalièrement, le héros!
SAINT-GUELTAS, (allant à Louise, la regarde avec insolence et menace; tout à coup il se radoucit, et, avec une émotion toute sensuelle, il lui prend et lui baise la main.) La beauté d'un ange et la fierté d'une reine! Je vous rends les armes, mademoiselle de Sauvières! Attachez votre mouchoir à mon bras en guise d'écharpe, je me regarderai comme votre chevalier, et je sortirai d'ici sans emmener ceux que vous voulez garder.
LOUISE. Vous me faites des conditions, monsieur? J'ai ouï dire que les chevaliers n'en faisaient point aux dames.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, exaucez une prière, ne refusez pas de me donner un brassard; c'est un encouragement dû à un homme qui sera peut-être mort dans deux heures; car je me bats, moi, de ma personne et corps à corps, tous les jours et deux fois plutôt qu'une. Voyons, un bon regard, une douce parole, un gage fraternel que j'emporterais au combat et qui serait sans doute bientôt rougi de mon sang... Que craignez-vous donc en me l'accordant? Ce n'est ni votre coeur ni votre main que je vous demande. Est-ce qu'un homme dans ma position peut songer à enchaîner le sort d'une femme? Nous ne nous marions plus, nous autres! nous n'avons plus ni intérêts domestiques, ni joies de famille; nous sommes des martyrs. Une femme de coeur comme vous doit nous comprendre, nous estimer et nous plaindre, et, quand nous ne lui demandons qu'une larme ou un sourire a-t-elle le droit de détourner les yeux avec terreur... ou dédain?
LOUISE, (émue.) Eh bien, monsieur, voici mon gage! (Saint-Gueltas s'agenouille pendant qu'elle le lui attache au bras.) Voyez-y la preuve de mon enthousiasme pour la foi de mes pères, dont vous êtes le champion. Il faut que cet enthousiasme soit immense pour me faire oublier que vos victoires ont été souillées par des crimes!
SAINT-GUELTAS, (bas, en se relevant.) Aimez-moi, adorable enfant, et je deviendrai miséricordieux! (Il s'éloigne.)
LA KORIGANE, (bas, à Louise stupéfaite et comme éperdue.) Ah! il vous a regardée... il vous a parlé bas... Et voilà que vous l'aimez?
LOUISE. Taisez-vous, laissez-moi!
LA KORIGANE, (jalouse.) Je vous dis que vous l'aimez, demoiselle. Ce sera tant pis pour vous, ça! (Louise se réfugie