George Sand

Cadio


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le couteau sur la gorge.

      REBEC. Bah! bah! celui-ci, nous le tiendrons, c'est-à-dire... (regardant par une fenêtre) vous le tiendrez! Moi, je...

      LE MOREAU. Où allez-vous?

      REBEC. Je vais sur le chemin surveiller l'arrivée de mes denrées.

      LE MOREAU. Quelles denrées?

      REBEC. Eh bien, mes approvisionnements, mes bestiaux, mes lits, mon linge, et mes deux servantes que je ne suis pas d'avis d'abandonner aux hasards d'une jacquerie!

      LE MOREAU. Vous prenez vos précautions; mais où menez-vous tout cela?

      REBEC. Tiens! ici, pardieu!

      LE MOREAU. Ici?

      REBEC. Et où donc mieux? Je ne suis pas le seul qui vienne se mettre à l'abri du pillage derrière les mâchicoulis du ci-devant seigneur de la province. Mes voisins de la grand'rue et ceux du Vieux-Marché aussi, enfin tous ceux qui ont quelque chose à perdre, nous sommes une douzaine, avec nos charrettes, nos bêtes et nos gens, qui avons résolu de nous retrancher céans, que la chose plaise ou non à M. le comte. Nous avons fait la part du feu, et nous sauvons le meilleur dans les caves et greniers de la féodalité. Il faut bien que ça nous serve à quelque chose, les châteaux que nous avons laissés debout!

      LE MOREAU. Vous êtes fous! Si M. de Sauvières nous trahissait...

      REBEC. Raison de plus, c'est prévu, ça! S'il ne se conduit pas bien à la ville, s'il tourne casaque, comme on dit, nous lui fermons au nez les portes de son manoir, nous gardons ses dames et ses hôtes comme otages. Les murs sont bons, ici, beaucoup meilleurs que l'enceinte délabrée de Puy-la-Guerche, et, quand il s'agit de soutenir un siége, vive une petite forteresse bien située comme celle-ci! Ah! voilà mon convoi! Je cours...

      SCÈNE V.--Les Mêmes, ROXANE, LOUISE, MARIE.

      ROXANE, (sans répondre aux courbettes de Rebec.) Qu'est-ce qui se passe? La cour du donjon est encombrée, la population de la ville reflue ici, et c'est vous, messieurs, qui nous valez cet embarras et ce danger? Croyez-vous que nous n'ayons d'autre affaire que de défendre vos ânes crottés, vos charretées de fromage et vos vieilles hardes?

      REBEC, (à Le Moreau, bas.) Diable! elle n'est pas polie, la vieille!

      LE MOREAU, (à Roxane.) Madame, je n'ai pas encouragé cette panique ridicule. Je ne l'approuve pas. Je vais essayer de la faire cesser. (Il salue et sort avec dignité.)

      ROXANE, (à Rebec.) Celui-ci, à la bonne heure! mais vous, monsieur l'aubergiste,... c'est-à-dire toi, l'ancien brocanteur, si heureux autrefois de te chauffer au feu de nos cuisines...

      REBEC. Madame, je suis citoyen et adjoint à la municipalité... Parvenu par mon mérite, je ne rougis pas de mes antécédents.

      ROXANE. En attendant, monsieur l'adjoint, vous allez déguerpir de céans et remporter vos guenilles.

      LOUISE, (bas, à Rebec.) Laissez dire ma tante. Elle est vive, mais très-bonne. D'ailleurs, mon père, qui n'a jamais refusé l'hospitalité à personne, vient d'ordonner que la cour fortifiée et le donjon fussent ouverts à quiconque voudrait s'y réfugier, et tant qu'il y aura de la place...

      REBEC. Merci, aimable citoyenne et noble châtelaine; vous avez bien mérité de la patrie, et le donjon est bon! Merci pour le donjon! Je vais, avec votre permission, y installer mon petit avoir.

      LOUISE. Allez, monsieur Rebec. (Il sort.)

      ROXANE. Ah! Louise, toi aussi, tu ménages ces animaux-là?

      LOUISE. Il le faut, ma tante; je ne vois pas sans crainte mon pauvre père s'en aller à la ville avec eux. Pour un soupçon, ils peuvent le garder prisonnier, le dénoncer à leur affreux tribunal révolutionnaire...

      ROXANE. Il n'aurait que ce qu'il mérite!

      LOUISE et MARIE. Ah! que dites-vous là!

      ROXANE. C'est vrai, j'ai tort! Je ne sais ce que je dis, j'ai la tête perdue!

      MARIE. Il faut pourtant montrer un peu de courage! Vous aviez tant promis d'en avoir!

      ROXANE. J'en ai; oui, je me sens un courage de lion, si vraiment le marquis Saint-Gueltas est à la tête de ces bandes! Un homme du monde, galant, à ce qu'on dit!--Mais, si ce sont des paysans sans chef, des enfants perdus, des désespérés,... s'ils mettent le feu partout,... s'ils outragent les femmes... Et mon frère qui nous quitte!

      MARIE. Pour quelques heures peut-être; s'il apprend à la ville que c'est encore une panique....

      ROXANE. Qui sait ce que c'est? Ah! je me sens toute défaite. Je n'ai pas pris ma crème aujourd'hui.--L'ai-je prise? Je ne sais où j'en suis!

      MARIE. Vous ne l'avez pas prise, et c'est l'heure. (Elle va pour sonner.) Mais voici la petite Bretonne qui vous l'apporte. Elle est exacte.

      SCÈNE VI.--Les Mêmes, LA KORIGANE.

      LA KORIGANE. Est-ce que vous vous impatientez? (Elle présente un bol de crème à Roxane.)

      ROXANE. Non, non, petite, c'est fort bien. (Elle boit.) Elle est délicieuse, ta crème. Ah! ma pauvre enfant, nous voilà bien en peine! Tu n'as pas peur, toi?

      LA KORIGANE. Moi, peur? Et de quoi donc, mamselle?

      LOUISE. Des brigands!

      LA KORIGANE. Oh! ça me connaît, moi, les brigands! c'est tout du monde comme moi!

      ROXANE. Comme toi? Ah ça! où donc les as-tu connus?

      LA KORIGANE. Oh! dame! dans tout le bas pays. Vous savez bien que j'ai pas mal roulé de ferme en ferme et de château en château avant que d'entrer chez vous. Vous m'avez prise parce que votre cousine, chez qui j'étais en dernier, vous a envoyé des vaches brettes et moi par-dessus le marché, comme le chien qu'on vend avec le troupeau. Elle ne tenait pas à moi,--pas plus que moi à elle!--Elle m'a dit comme ça: «Tu es mauvaise tête, tu ne souffres pas les reproches; mais tu sais soigner les bêtes, et je vais t'envoyer avec les tiennes chez des dames très-riches et très-douces.» Moi, j'ai dit: «Ça me va, de m'en aller. J'aime à changer d'endroit, je ne restais chez vous qu'à cause des vaches.» Et pour lors...

      ROXANE. C'est bon, c'est bon, caquet bon bec! tu nous raconteras tes histoires un autre jour. Remporte ta tasse.

      LOUISE. Permettez, ma tante, elle a peut-être vu chez notre cousine du Rozeray...

      ROXANE. Eh! au fait!... elle recevait tous les chefs, la cousine!... Oui, oui. Dis-nous, Korigane..., est-ce que tu as entendu parler là-bas d'un personnage,... un certain marquis?...

      LA KORIGANE. Un marquis! c'est Saint-Gueltas que vous voulez dire?

      ROXANE. Justement! M. de la Roche-Brûlée. Tu l'as vu?

      LA KORIGANE. Si je l'ai vu! vous me demandez si je l'ai vu?

      ROXANE. Eh bien, sans doute; est-ce que tu ne te souviens pas?

      LOUISE. Tu ne réponds pas, toi qui n'as pas l'habitude de rester court! (A Roxane.) Elle a oublié.

      LA KORIGANE, exaltée. Oublier Saint-Gueltas, moi! Mamselle Louise, si vous voyez jamais cet homme-là quand ça ne serait qu'une petite fois et pour un moment, vous saurez qu'on ne l'oublie plus, quand même on vivrait cent ans après.

      ROXANE. Ah! oui-da! tu me donnes envie de le voir.

      LA KORIGANE, (à Louise, la regardant fixement.) Et vous, vous êtes curieuse de le voir aussi?

      LOUISE, (embarrassée.) De le voir?... Peu m'importe; mais on nous menace de son arrivée dans le pays, et je voudrais savoir si nous devons nous en réjouir ou... ou nous cacher?

      LA KORIGANE, (emphatiquement, naïvement.) Pour la cause du bon Dieu et des bons prêtres, réjouissez-vous, mesdames! Si Saint-Gueltas vient ici avec ses bons gars du Poitou, de la Bretagne et de la Loire, car il y en a de tous les pays qui le suivent, comptez que la sainte Vierge est à leur tête, et que pas un républicain, pas un trahisseur,