nous; j'espère que tu ne renonces pas à nous tirer d'ici?
SAINT-GUELTAS, (bas.) La belle Louise vient de condamner son père à nous suivre sur l'heure.
RABOISSON. Comment ça?
SAINT-GUELTAS. Parce que, pour emmener l'une, il me faut emmener l'autre. Comprends-tu?
RABOISSON. J'ai peur de comprendre! Es tu déjà épris de mademoiselle de Sauvières?
SAINT-GUELTAS. Comme un fou!
RABOISSON. Allons donc!
SAINT-GUELTAS. Quoi d'étonnant? L'amour naît d'un regard, et un regard, c'est la durée d'un éclair.
RABOISSON. Diable! tu as dit que tu ne te mariais pas, et pour cause! Mais cette fille est pure, son père est mon ami, et elle est fiancée à un jeune cousin...
SAINT-GUELTAS. Un cousin, c'est de rigueur. On le fera oublier!
RABOISSON. Il défendra ses droits.
SAINT-GUELTAS. Les armes à la main? Eh bien, on le tuera. Allons au plus pressé! (Il va au comte.) Monsieur de Sauvières, votre adorable fille m'a donné une bonne leçon. Je suis devenu un sauvage dans cette guerre sauvage; il faut pardonner à la rudesse de mes manières. Ces messieurs (montrant Stock, le chevalier et Raboisson) m'ont déjà fait grâce; ils viennent avec moi de leur plein gré.
LE COMTE. Alors, c'est de leur plein gré qu'ils me rangent sur la liste des traîtres et m'envoient à la mort?
RABOISSON. Nous prendrons de telles précautions, que vous ne serez pas compromis.
LE CHEVALIER. Moi, je rougis de ce que vient de dire M. de Sauvières!
LE COMTE. Monsieur...
LE CHEVALIER. Oui, monsieur, je ne comprends pas que vous persistiez dans votre fidélité à l'infâme République!
LE COMTE. L'infâme République?... Elle a guillotiné vos frères, je le sais; mais des hommes plus humains vous ont permis de trouver chez moi un refuge; c'est donc à des républicains que vous devez la vie. Il ne fallait pas accepter cela, car à présent vous ne pouvez pas l'oublier.
SAINT-GUELTAS, (bas, à Raboisson, pendant que le comte et le chevalier discutent vivement.) Trop de principes! cet homme-là n'est bon à rien.
RABOISSON. Laissons-le, emmène-nous de force.
SAINT-GUELTAS. Je ne veux ni ne peux le laisser! mes gens s'impatientent...
MACHEBALLE, (qui s'est approché, à Saint-Gueltas.) Eh bien, mille tonnerres du diable! ça va-t-il bientôt finir, tout ça?
SAINT-GUELTAS. Il faut employer les grands moyens. Nos camarades arrivent-ils?
MACHEBALLE. Ils sont là, dans la cour.
SAINT-GUELTAS. Qu'ils montent l'escalier! et n'oublie pas l'homme habillé de toile.
MACHEBALLE. N'ayez peur! (Il sort.)
ROXANE, (approchant de Saint-Gueltas.) Mon frère est un trembleur, ma nièce une enfant qui s'est fait prier pour un simple mouchoir! Moi, je vous broderai une écharpe de satin blanc avec des fleurs de lis en or.
SAINT-GUELTAS. De l'or sur nos vêtements? Il en faudrait bien plutôt dans nos caisses, madame!
ROXANE. Je suis demoiselle, monsieur!
SAINT-GUELTAS. Alors, pardon! Vous ne pouvez rien pour nous.
ROXANE. Si fait! je suis majeure!
SAINT-GUELTAS, (ironique.) Vraiment? Je ne l'aurais pas cru!
ROXANE, (à part.) Allons, il est charmant! (Haut.) J'ai dans une petite bourse deux mille écus en or au service du roi.
SAINT-GUELTAS. Ce serait de quoi donner des sabots à nos gens qui vont pieds nus dans les épines.
ROXANE. Pauvres gens! je cours vous chercher mon offrande. (Elle sort en faisant signe à Marie, qui la suit.)
SAINT-GUELTAS, (à Raboisson, qui a entendu leur colloque.) Elle a des économies?...
RABOISSON. Et le coeur sensible!
SAINT-GUELTAS. Bien, ma bonne femme! tu viendras avec nous, alors!
MÉZIÈRES, (bas, au comte.) Ils arrivent par centaines, monsieur! Il en vient de tous les côtés sans qu'on les ait vus approcher; c'est comme s'ils sortaient de dessous terre.
LE COMTE. Pourvu qu'ils ne pénètrent pas dans la cour du donjon!
MÉZIÈRES. Il n'y a pas de risque. J'ai mis ces pauvres bourgeois sous clef, et ils se tiennent cois. Ils ont grand'peur.
LE COMTE, (regardant vers la salle du fond et voyant entrer de nouveaux groupes.) Les insurgés entrent jusqu'ici?
MÉZIÈRES. Ils n'ont pas l'air de menacer, mais ils ne demandent pas la permission. Et puis il y a les gens de la paroisse qui se rassemblent autour des murailles et qui ont l'air de vouloir s'insurger aussi.
LE COMTE, (allant à Saint-Gueltas et lui montrant la salle du fond, d'un ton de reproche.) Ceci a l'air d'une invasion, monsieur le marquis; je n'ai pas coutume de recevoir si nombreuse compagnie dans les appartements réservés aux dames.
SAINT-GUELTAS, (qui a été vers l'autre salle.) Ce sont des amis, de chauds amis, monsieur le comte. Ils viennent d'emporter le bourg du Jardier, et ils rejoignent ici leurs chefs afin de prendre les ordres pour ce soir.
LE COMTE. Les ordres... c'est d'attaquer ce soir Puy-la-Guerche?
SAINT-GUELTAS. Que vous comptez défendre? Libre à vous, monsieur le comte! Si vous voulez rejoindre votre poste, un mot de moi va vous ouvrir loyalement les rangs de ceux que vous acceptez pour ennemis; mais, avant de prendre une détermination aussi grave, réfléchissez encore un instant, je vous en supplie!
LE COMTE, (haut.) Et vous attendiez l'arrivée de ces nombreux témoins pour donner plus d'importance à ma réponse?
SAINT-GUELTAS. Je ne le nie pas, monsieur le comte; le temps des ambiguïtés de langage et de conduite est passé. Il y a un an et plus que nous préparons tout pour une guerre en règle, à laquelle la guerre de partisans a servi jusqu'ici de préambule. Elle éclate maintenant sur tous les points de la Vendée. Jusqu'ici, l'argent nous a suffi pour nous organiser. Ceux qui combattent comme moi y ont jeté leur fortune entière avec leur vie. Ceux des gentilshommes qui n'ont pas voulu payer de leur personne nous ont donné une année de leur revenu.
LE COMTE, (élevant la voix.) Moi, monsieur, j'en ai donné deux, et je l'ai fait volontairement.
SAINT-GUELTAS. Personne ne l'ignore, et c'est cette noble libéralité qui rend votre position fausse et impossible à soutenir. Vous ne pouvez payer les frais de la guerre contre vous-même. D'ailleurs, ces généreux sacrifices, ces utiles secours, ne suffisent plus. Il faut des bras à la sainte cause, des bras nouveaux et des coeurs éprouvés. Il faut des soldats, il faut des officiers surtout. Vous avez servi, vous avez des talents militaires; vous êtes encore jeune et robuste, vous disposez d'anciens vassaux aujourd'hui vos métayers et vos serviteurs dévoués, lesquels, nous le savons, ne demandent qu'à marcher sous vos ordres. Écoutez! écoutez-les qui vous réclament. (On entend au dehors des clameurs et des cris de «Vive le roi!») Le moment est donc venu. Nous voici sur vos terres avec une apparence d'invasion qui vous délie de vos promesses à la bourgeoisie. Nous ouvrons nos rangs avec respect pour vous faire place. Entrez-y, c'est aujourd'hui qu'il le faut ou jamais!
LE COMTE, (entraîné, faisant un pas.) Eh bien... (Il s'arrête en trouvant Mâcheballe devant lui.)
MACHEBALLE, (faisant assaut de popularité avec Saint-Gueltas et voulant se targuer d'avoir décidé le comte.) Oui, Sacrebleu! c'est aujourd'hui! ça n'est pas demain! Il y a assez longtemps que les nobles font trimer nos sabots pour ménager leurs escarpins, et le sang que nous avons perdu l'an passé, il l'ont regardé benoîtement couler sans se déranger de leurs chasses, galanteries et ripailles! On a assez de ça! Croyez-vous qu'on va se battre