Pierre Loti

Aziyadé


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scène se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d'observatoires mystérieux, de grands balcons fermés et grillés, d'où les passants sont reluqués par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur les toits; le ciel, entrevu par échappées, était pur et bleu; on respirait partout l'air tiède et la bonne odeur de mai.

      La population de Salonique conservait encore envers nous une attitude contrainte et hostile; aussi l'autorité nous obligeait-elle à traîner par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages à turban passaient en longeant les murs, et aucune tête de femme ne se montrait derrière les grillages discrets des haremlikes; on eût dit une ville morte.

      Je me croyais si parfaitement seul, que j'éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi, derrière d'épais barreaux de fer, le haut d'une tête humaine, deux grands yeux verts fixés sur les miens.

      Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés, rapprochés jusqu'à se rejoindre; l'expression de ce regard était un mélange d'énergie et de naïveté; on eût dit un regard d'enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse.

      La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu'à la ceinture sa taille enveloppée d'un camail à la turque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soie verte, orné de broderies d'argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tête, n'en laissant paraître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d'autrefois chantée par les poètes d'Orient.

      Cette jeune femme était Aziyadé.

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      Aziyadé me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fût cachée; mais un giaour n'est pas un homme; tout au plus est-ce un objet de curiosité qu'on peut contempler à loisir. Elle paraissait surprise qu'un de ces étrangers, qui étaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, pût être un très jeune homme dont l'aspect ne lui causait ni répulsion ni frayeur.

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      Tous les canots des escadres étaient partis quand je revins sur le quai; les yeux verts m'avaient légèrement captivé, bien que le visage exquis caché par le voile blanc me fût encore inconnu; j'étais repassé trois fois devant la mosquée aux cigognes, et l'heure s'en était allée sans que j'en eusse conscience.

      Les impossibilités étaient entassées comme à plaisir entre cette jeune femme et moi; impossibilité d'échanger avec elle une pensée, de lui parler ni de lui écrire; défense de quitter le bord après six heures du soir, et autrement qu'en armes; départ probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par dessus tout, les farouches surveillances des harems.

      Je regardai s'éloigner les derniers canots anglais, le soleil près de disparaître, et je m'assis irrésolu sous la tente d'un café turc.

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      Un attroupement fut aussitôt formé autour de moi; c'était une bande de ces hommes qui vivent à la belle étoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, qui désiraient savoir pourquoi j'étais resté à terre et attendaient là, dans l'espoir que peut-être j'aurais besoin de leurs services.

      Dans ce groupe de Macédoniens, je remarquai un homme qui avait une drôle de barbe, séparée en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays; il était assis devant moi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosité; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l'intéresser vivement. Il s'étirait avec des airs câlins, des mines de gros chat angora, et bâillait en montrant deux rangées de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.

      Il avait d'ailleurs une très belle tête, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d'honnêteté et d'intelligence. Il était tout dépenaillé, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.

      Ce personnage était Samuel.

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      Ces deux êtres rencontrés le même jour devaient bientôt remplir un rôle dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi; on m'eût beaucoup étonné en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous étions destinés à passer l'hiver ensemble, sous le même toit, à Stamboul.

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      Samuel s'enhardit jusqu'à me dire les trois mots qu'il savait d'anglais:

      —Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d'aller à bord?)

      Et il continua en sabir:

      —Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)

      Samuel entendait le sabir; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garçon intelligent et déterminé, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensée qui flottait déjà devant moi à l'état de vague ébauche.

      L'or était un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, devait être honnête, et un garçon qui l'est ne consent point pour de l'or à servir d'intermédiaire entre un jeune homme et une jeune femme.

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      A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES

      Salonique, 2 juin.

      … Ce n'était d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens; quelque chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en suis surpris et charmé.

      Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystère. C'est la case choisie pour ces changements de décors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez, c'était pour Isabelle B …, l'étoile : la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de décors, et c'est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peu d'attrait et de nouveauté.)

      Début de mélodrame. Premier tableau: Un vieil appartement obscur. Aspect assez misérable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec des armes.

      Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles juives s'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent à l'habiller à la turque, en s'agenouillant