Pierre Loti

Aziyadé


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trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d'argent sont incrustés de corail, et les lames damasquinées d'or; elles lui passent une veste dorée à manches flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.

      Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit tristement à cette toilette qui pourrait lui être fatale; et puis il disparaît par une porte de derrière et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d'Orient et des mosquées; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtues de ces couleurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie; quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur son passage: " Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles."

      Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti; au bout de cette course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle est la femme d'un Turc,—entreprise insensée en tout temps, et qui n'a plus de nom dans les circonstances du jour.—Auprès d'elle, Loti va passer une heure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques.

      Vous direz qu'il faut, pour en arriver là, un terrible fond d'égoïsme; je ne dis pas le contraire; mais j'en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon à faire et qu'il faut toujours épicer de son mieux le repas si fade de la vie.

      Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William: je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement à votre affection, pas plus qu'à celle de personne; mais vous êtes, parmi les gens que j'ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivre et à échanger mes impressions. S'il y a dans ma lettre quelque peu d'épanchement, il ne faut pas m'en vouloir: j'avais bu du vin de Chypre.

      À présent c'est passé; je suis monté sur le pont respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait piètre mine; ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent les vices de Sodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-même; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide écoeurant et l'immense ennui de vivre.

      Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grande personnalité: le gendarme.

      Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre dévoué.

      LOTI.

      XI

       Table des matières

      Ce fut une des époques troublées de mon existence que ces derniers jours de mai 1876.

      Longtemps j'étais resté anéanti, le coeur vide, inerte, à force d'avoir souffert; mais cet état transitoire avait passé, et la force de la jeunesse amenait le réveil. Je m'éveillais seul dans la vie; mes dernières croyances s'en étaient allées, et aucun frein ne me retenait plus.

      Quelque chose comme de l'amour naissait sur ces ruines, et l'Orient jetait son grand charme sur ce réveil de moi-même, qui se traduisait par le trouble des sens.

       Table des matières

      Elle était venue habiter avec les trois autres femmes de son maître un yali de campagne, dans un bois, sur le chemin de Monastir; là, on la surveillait moins.

      Le jour je descendais en armes. Par grosse mer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de la foule des bateliers et des pêcheurs; et Samuel, placé comme par hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour la nuit.

      J'ai passé bien des journées à errer sur ce chemin de Monastir. C'était une campagne nue et triste, où l'oeil s'étendait à perte de vue sur des cimetières antiques; des tombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions mystérieuses; des champs plantés de menhirs de granit; des sépultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient ce vieux sol de Macédoine où les grands peuples du passé ont laissé leur poussière. De loin en loin, la silhouette aiguë d'un cyprès, ou un platane immense, abritant des bergers albanais et des chèvres; sur la terre aride, de larges fleurs lilas pâle, répandant une douce odeur de chèvrefeuille, sous un soleil déjà brûlant. Les moindres détails de ce pays sont restés dans ma mémoire.

      La nuit, c'était un calme tiède, inaltérable, un silence mêlé de bruits de cigales, un air pur rempli de parfums d'été; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu'autrefois dans mes nuits des tropiques.

      Elle ne m'appartenait pas encore; mais il n'y avait plus entre nous que des barrières matérielles, la présence de son maître, et le grillage de fer de ses fenêtres.

      Je passais ces nuits à l'attendre, à attendre ce moment, très court quelquefois, où je pouvais toucher ses bras à travers les terribles barreaux, et embrasser dans l'obscurité ses mains blanches, ornées de bagues d'Orient.

      Et puis, à certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde.

       Table des matières

      Mes soirées se passaient en compagnie de Samuel. J'ai vu d'étranges choses avec lui, dans les tavernes des bateliers; j'ai fait des études de moeurs que peu de gens ont pu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges était celui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulièrement avec de pareils milieux; sa belle et douce figure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu à peu je m'attachais à lui, et son refus de me servir auprès d'Aziyadé me faisait l'estimer davantage.

      Mais j'ai vu d'étranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution étrange, dans les caves où se consomment jusqu'à complète ivresse le mastic et le raki …

       Table des matières

      Une nuit tiède de juin, étendus tous deux à terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin,—l'heure convenue.—Je me souviens de cette belle nuit étoilée, où l'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprès dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures; de loin en loin, de vieilles bornes séculaires marquaient la place oubliée de quelque derviche d'autrefois; l'herbe sèche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur; c'était un bonheur d'être en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.

      Mais Samuel paraissait subir cette corvée nocturne avec une détestable humeur, et ne me répondait même plus.

      Alors je lui pris la main pour la première fois, en signe d'amitié, et lui fis en espagnol à peu près ce discours:

      —Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur après. N'êtes-vous pas content de moi? et qu'ai-je pu vous faire?

      Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eût été nécessaire.

      —Che volete, dit-il d'une voix sombre