Pierre Loti

Aziyadé


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une vague souvenance de vous avoir envoyé le mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l'imagination galope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille rossinante de louage.

      Ces lettres-là, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Des digressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile de chercher l'à-propos, suivies d'âneries indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d'individu incompris qui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments que vous êtes assez bon pour lui envoyer. Conclusion: tout cela était bien ridicule.

      Et les protestations de dévouement!—Oh! pour le coup c'est là que la vieille rossinante à deux becs prenait le mors aux dents! Vous répondez à cet article de ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècle avant notre ère qui ayant essayé de tout, d'être un grand roi, un grand philosophe, un grand architecte, d'avoir six cents femmes, etc., en vint à s'ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ces choses, qu'il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexions faites, que tout n'était que vanité.

      Ce que vous me répondiez là, en style d'Ecclésiaste, je le savais bien; je suis si bien de votre avis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nous n'avons absolument rien à nous apprendre l'un à l'autre, pour ce qui est des choses de l'ordre moral.

      —Les confidences, me dites-vous, sont inutiles.

      Plus que jamais, je m'incline: j'aime à avoir des vues d'ensemble sur les personnes et les choses, j'aime à en deviner les grands traits; quant aux détails, je les ai toujours eus en horreur.

      "Affection et dévouement illimités! " Que voulez-vous! c'était un de ces bons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels on est meilleur que soi-même. Croyez bien que l'on est sincère au moment où l'on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à qui faut-il s'en prendre?… Est-ce à vous et à moi, qui ne sommes aucunement responsables de la profonde imperfection de notre nature? Est-ce à celui qui ne nous a créés que pour nous laisser à demi ébauchés, susceptibles des aspirations les plus élevées; mais incapables d'actes qui soient en rapport avec nos conceptions? N'est-ce à personne du tout? Dans le doute où nous sommes à ce sujet, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.

      Merci pour ce que vous me dites de la fraîcheur de mes sentiments. Pourtant je n'en crois rien. Ils ont trop servi, ou plutôt je m'en suis trop servi, pour qu'ils ne soient pas un peu défraîchis par l'usage que j'en ai fait. Je pourrais dire que ce sont des sentiments d'occasion, et, à ce propos, je vous rappellerai que souvent on trouve de très bonnes occasions. Je vous ferai également remarquer qu'il est des choses qui gagnent en solidité ce que l'usure peut leur avoir enlevé de brillant et de fraîcheur; comme exemple tiré du noble métier que nous exerçons tous deux, je vous citerai le vieux filin.

      Il est donc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n'y a plus à revenir là-dessus. Une fois pour toutes, je vous déclare que vous êtes très bien doué, et qu'il serait fort malheureux que vous laissiez s'atrophier par l'acrobatie la meilleure partie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous assommer de mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelques détails sur mon individu.

      Je suis bien portant physiquement, et en traitement pour ce qui est du moral.—Mon traitement consiste à ne plus me tourner la cervelle à l'envers, et à mettre un régulateur à ma sensibilité. Tout est équilibre en ce monde, au-dedans de nous-même comme au-dehors. Si la sensibilité prend le dessus, c'est toujours aux dépens de la raison. Plus vous serez poète, moins vous serez géomètre, et, dans la vie, il faut un peu de géométrie, et, ce qui est pis encore, beaucoup d'arithmétique. Je crois, Dieu me pardonne, que je vous écris là quelque chose qui a presque le sens commun!

      Tout à vous,

       PLUMKETT.

       Table des matières

      Nuit du 27 juillet, Salonique.

      À neuf heures, les uns après les autres, les officiers du bord rentrent dans leurs chambres; ils se retirent tous en me souhaitant bonne chance et bonne nuit: mon secret est devenu celui de tout le monde.

      Et je regarde avec anxiété le ciel du côté du vieil Olympe, d'où partent trop souvent ces gros nuages cuivrés, indices d'orages et de pluie torrentielle.

      Ce soir, de ce côté-là, tout est pur, et la montagne mythologique découpe nettement sa cime sur le ciel profond.

      Je descends dans ma cabine, je m'habille et je remonte.

      Alors commence l'attente anxieuse de chaque soir: une heure, deux heures se passent, les minutes se traînent et sont longues comme des nuits.

      À onze heures, un léger bruit d'avirons sur la mer calme; un point lointain s'approche en glissant comme une ombre. C'est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le hèlent. Samuel ne répond rien, et cependant les fusils s'abaissent;—les factionnaires ont une consigne secrète qui concerne lui seul, et le voilà le long du bord.

      On lui remet pour moi des filets, et différents ustensiles de pêche; les apparences sont sauvées ainsi, et je saute dans la barque, qui s'éloigne; j'enlève le manteau qui couvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma veste dorée brille légèrement dans l'obscurité, la brise est molle et tiède, et Samuel rame sans bruit dans la direction de la terre.

      Une petite barque est là qui stationne.—Elle contient une vieille négresse hideuse enveloppée d'un drap bleu, un vieux domestique albanais armé jusqu'aux dents, au costume pittoresque; et puis une femme, tellement voilée qu'on ne voit plus rien d'elle-même qu'une informe masse blanche.

      Samuel reçoit dans sa barque les deux premiers de ces personnages, et s'éloigne sans mot dire. Je suis resté seul avec la femme au voile, aussi muette et immobile qu'un fantôme blanc; j'ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nous éloignons aussi dans la direction du large. —Les yeux fixés sur elle, j'attends avec anxiété qu'elle fasse un mouvement ou un signe.

      Quand, à son gré, nous sommes assez loin, elle me tend ses bras; c'est le signal attendu pour venir m'asseoir auprès d'elle. Je tremble en la touchant, ce premier contact me pénètre d'une langueur mortelle, son voile est imprégné des parfums de l'Orient, son contact est ferme et froid.

      J'ai aimé plus qu'elle une autre jeune femme que, à présent, je n'ai plus le droit de voir; mais jamais mes sens n'ont connu pareille ivresse.

       Table des matières

      La barque d'Aziyadé est remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plutôt qu'une barque.

      C'est une situation singulière que la nôtre: il nous est interdit d'échanger seulement une parole; tous les dangers se sont donné rendez-vous autour de ce lit, qui dérive sans direction sur la mer profonde; on dirait deux êtres qui ne se sont réunis que pour goûter ensemble les charmes enivrants de l'impossible.

      Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversée dans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvement régulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte nos heures d'ivresse.

      D'ici là, c'est l'oubli complet du monde et de la vie, le même baiser commencé le soir qui dure jusqu'au matin, quelque chose de comparable à cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique qui s'excite en buvant de l'eau fraîche et que la satiété n'apaise plus