Louisa May Alcott

Les quatre filles du docteur Marsch


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de son cœur, il y avait vraiment une certaine affection pour la vieille dame, si difficile qu’elle fût à contenter.

      Je soupçonne que l’attraction réelle de Jo était une grande chambre toute remplie de beaux livres, qui étaient laissés à la poussière et aux araignées depuis la mort de l’oncle Marsch. Jo avait conservé un bien bon souvenir du vieux monsieur qui lui permettait de bâtir des chemins de fer et des ponts avec ses gros dictionnaires, lui expliquait les drôles d’images de ses livres étrangers avec beaucoup de bonne humeur et lui achetait des bonshommes de pain d’épice toutes les fois qu’il la rencontrait dans la rue. La grande chambre sombre et inhabitée, toute garnie de rayons couverts de livres, les chaises capitonnées, les bustes qui semblaient la regarder, et surtout l’énorme quantité de livres que, devenue plus grande, elle pouvait lire à son gré, tout cela faisait pour elle de la bibliothèque un vrai paradis. Aussitôt que tante Marsch commençait à sommeiller, ou qu’elle était occupée par des visites, Jo se précipitait dans cet endroit solitaire, et, s’enfonçant dans un grand fauteuil, dévorait au hasard de la poésie, de l’histoire, des voyages et quelques romans d’aventures dont elle était très friande. Mais, comme tous les bonheurs, le sien ne durait pas longtemps, et, aussitôt qu’elle était arrivée au milieu de son histoire, au plus joli vers de son chant, ou au moment le plus dramatique du récit de son voyageur, ou au trait le plus émouvant de la vie de son héros, une voix perçante criait:

      «Joséphi–ne! Joséphi–ne!!!»

      Et elle était obligée de quitter son Éden pour aller dévider des écheveaux de laine, peigner le chien ou lire les Essais de Belsham, ouvrage qui manquait d’intérêt pour elle.

      L’ambition de Jo était de faire un jour quelque chose qui fût jugé dans le monde entier comme tout à fait splendide. Quoi? Elle n’en avait aucune idée et attendait que l’avenir le lui apprit; mais, pour le moment, sa plus grande affliction était de ne pouvoir lire, courir et se promener autant qu’elle l’aurait voulu. Son caractère emporté et son esprit vif et subtil lui jouaient toujours de mauvais tours, et sa vie était une série de hauts et de bas, à la fois comiques et pathétiques. Toutefois l’éducation qu’elle recevait chez la tante Marsch, quoiqu’elle lui fût peu agréable, était justement peut-être celle qu’il lui fallait, et, d’ailleurs, la pensée qu’elle faisait quelque chose d’’utile à sa famille la rendait heureuse, malgré le perpétuel «José–phi–ne!»

      Beth était trop timide pour aller en pension; on avait essayé de l’y envoyer, mais elle avait tant souffert qu’on lui avait permis de n’y pas retourner. Son père lui donna alors des leçons. C’était pour elle le meilleur des maîtres; mais, lorsqu’il partit pour l’armée, sa mère étant obligée de donner une partie de son temps à la société; de secours pour les blessés, Beth avait dû souvent travailler seule. Fidèle aux habitudes que lui avait fait prendre son père, l’aimable et sage enfant s’en acquittait de son mieux. C’était en outre une vraie petite femme de ménage, et, sans demander d’autre récompense que d’être aimée, elle aidait la vieille Hannali à tenir la maison en ordre. Elle passait de grandes journées toute seule; mais elle ne se trouvait pas solitaire, car elle s’était créé un monde très à son gré et ne restait jamais inoccupée.

      Elle avait tous les matins six poupées à lever et à habiller. Elle avait gardé ses goûts d’enfant et aimait toujours ses poupées, quoiqu’elle n’en eût pas une seule de jolie ou d’entière. C’était, à ’vrai dire, un stock, recueilli par elle, des vieilles poupées abandonnées par ses sœurs; mais, pour cette même raison, Beth les aimait encore plus tendrement, et elle avait, de fait, fondé un hôpital pour les poupées infirmes. Jamais elle ne leur enfonçait des épingles dans le corps, jamais elle ne leur donnait de coups, ou ne leur disait de paroles désagréables; elle n’en négligeait aucune et les habillait, les caressait, les soignait avec une sollicitude qui ne se démentait jamais. Sa favorite était une vieille poupée qui, ayant appartenu à Jo, avait un grand trou dans la tête et ne possédait plus ni bras ni jambes; Beth, qui l’avait adoptée, cachait tout cela en l’enveloppant dans une couverture et en lui mettant un joli petit bonnet.

      Si on avait su toute l’affection qu’elle portait à cette poupée, on en aurait été touché: elle lui apportait des bouquets, lui lisait des histoires, la menait promener en la cachant sous son manteau pour lui éviter des rhumes, auxquels son trou à la tête l’exposait plus qu’une autre, du moins elle le croyait. Elle lui chantait des chansons et n’allait jamais se coucher sans l’embrasser et lui dire tendrement tout bas:

      «J’espère que vous dormirez bien, ma pauvre chérie.»

      Beth avait comme ses sœurs ses ennuis personnels, et elle «pleurait souvent quelques petites larmes,» comme disait Jo, parce qu’elle ne pouvait pas prendre assez de leçons de musique et avoir un autre piano. Elle aimait tant la musique, elle essayait avec tant d’ardeur de l’apprendre seule, elle étudiait si patiemment sur le vieux piano faux, qu’on ne pouvait pas s’empêcher de penser que quelqu’un devrait bien l’aider. Mais personne ne le pouvait dans la maison, et personne ne la voyait pleurer sur les touches jaunies par le temps et qui ne voulaient pas rester justes. Elle chantait en travaillant, comme une petite alouette, n’était jamais fatiguée pour jouer quelque chose à sa mère ou à ses sœurs, et se disait tous les jours:

      «Je suis sûre que, si je suis sage, j’arriverai à bien jouer du piano.»

      Il y a dans le monde beaucoup de petites Beth timides et tranquilles qui ont l’air de ne tenir aucune place, qui restent dans l’ombre jusqu’à ce qu’on ait besoin d’elles, et qui vivent si gaiement pour les autres que personne ne voit leurs sacrifices. On les reconnaîtrait bien vite le jour où elles disparaîtraient, laissant derrière elles la tristesse et le vide!

      Si on avait demandé à Amy quel était le plus grand ennui de sa vie, elle aurait immédiatement répondu: «Mon nez!»

      Une légende s’était faite à ce propos dans la famille. Jo avait laissé tomber sa sœur quand elle était toute petite, et Amy affirmait toujours que c’était cette chute qui avait abîmé son nez. Il n’était cependant ni gros, ni rouge, ce pauvre nez, mais seulement un peu, un tout petit peu plat du bout. Amy avait beau le pincer pour l’allonger, elle ne pouvait lui donner une tournure, une cambrure suffisamment aristocratique à son gré. Personne, si ce n’est elle, n’y faisait attention; telle qu’elle était, elle était très gentille; mais elle sentait profondément le besoin d’un nez aquilin, et en dessinait des pages entières pour se consoler.

      La petite Raphaël, comme l’appelaient ses sœurs, avait de très grandes dispositions pour le dessin; elle n’était jamais plus heureuse que lorsqu’elle dessinait des fleurs ou illustrait ses livres d’histoire, et ses maîtres se plaignaient continuellement de ce qu’elle couvrait son ardoise d’animaux, au lieu de faire ses multiplications et ses divisions. Les pages blanches de son atlas étaient remplies de mappemondes de son invention, et les compositions à la plume ou au crayon, parfois même les caricatures les plus grotesques sortaient à tous moments des ouvrages qu’elle venait de lire. Elle se tirait cependant assez bien de ses devoirs et, grâce à une conduite exemplaire, échappait toujours aux réprimandes. Ses compagnes l’aimaient beaucoup, parce qu’elle avait un bon caractère et possédait l’heureux art de plaire sans effort; elles admiraient ses petits airs, ses grâces enfantines et ses talents qui consistaient, outre son dessin, à savoir faire du crochet, jouer quelques petits morceaux de musique, et lire du français sans prononcer mal plus des deux tiers des mots. Elle avait une manière plaintive de dire: «Quand papa était riche, nous faisions comme ci et comme ça», qui était très touchante, et les petites filles trouvaient ses grands mots «parfaitement élégants».

      Amy était en bon chemin d’être gâtée par tout le monde; ses petites vanités et son égoïsme croissaient à vue d’œil.

      Les deux aînées s’aimaient beaucoup; mais chacune d’elles avait pris une des plus jeunes sous sa protection, était sa «petite mère» et la soignait comme autrefois ses poupées. Meg était la confidente et la monitric d’Amy, et,