Louisa May Alcott

Les quatre filles du docteur Marsch


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chose d’amusant à nous raconter ? Ma journée a été si désagréable que je meurs réellement d’envie de m’amuser.

      –Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé aujourd’hui avec tante Marsch, commença Jo qui aimait à raconter des histoires: je lui lisais son éternel Belsham en allant le plus lentement que je pouvais, dans l’espoir de l’endormir plus tôt et de pouvoir ensuite choisir un joli livre et en lire le plus possible jusqu’à ce qu’elle se fût réveillée; mais cela m’ennuyait tellement qu’avant qu’elle eût commencé à s’endormir il m’’arriva par malheur de bàiller de toutes mes forces. Il s’ensuivit qu’elle me demanda ce que j’avais donc à ouvrir tellement la bouche qu’on aurait pu y mettre le livre tout entier.

      «–Je voudrais bien qu’il pût s’y engouffrer en effet : il n’en serait plus question, » lui répondis-je en esayant de ne pas être trop impertinente.

      «Tante me fit alors un long sermon sur mes péchés, et me dit de rester tranquille et de penser à m’en corriger, pendant qu’elle «se recueillerait un moment». comme ordinairement ses méditations sont longues. aussitôt que je vis sa tête se pencher comme un dahlia je tirai de ma poche le Vicaire de Wakefield, et me mis à lire, en ayant un œil sur mon livre et l’autre sur ma tante endormie. J’en étais juste au moment où ils tombent dans l’eau, quand je m’oubliai et me mis à rire tout haut, ce qui l’éveilla. Elle était de meilleure humeur après un petit somme et me dit de lui lire quelque chose du livre que je tenais, afin qu’elle pût voir quel ouvrage frivole je préférais au digne et instructif Belsham. J’obéis, et je vis bien que cela l’amusait, car elle me dit: «–Je ne comprends pas tout à fait; reprenez au commencement, enfant.

      «Je recommençai donc mon histoire, m’efforçant de très bien lire pour rendre les Primrose aussi intéressants que possible. Mais je fus alors assez méchante pour m ’interrompre au plus beau moment et dire avec douceur à ma tante:

      «–Je crains que cela ne vous ennuie, ma tante; ne dois-je pas m’arrêter maintenant?»

      Elle ramassa son tricot qui était tombé sur ses genoux, me regarda de travers et me dit d’un ton revêche:

      «–Finissez le chapitre et ne soyez pas impertinente.»

      –A-t-elle avoué que cela l’amusait? demanda Meg.

      –Oh! non, mais elle a laissé dormir Belsham, et lorsque je suis allée chercher mes gants cette après-midi, je l’ai vue qui lisait si attentivement le Vicaire, qu’elle ne m’a pas entendue rire et sauter de joie en pensant au bon temps que j’allais avoir. Qu’elle serait heureuse, tante, si elle voulait! Mais je ne l’envie pas beaucoup malgré sa richesse, et j’en reviens toujours là: les riches ont, après tout, autant d’ennuis que les pauvres.

      –Cela me rappelle, dit Meg, que, moi aussi, j’ai quelque chose à raconter. J’ai trouvé aujourd’hui toute la famille Kings en émoi: l’un des enfants m’a dit que leur frère aîné avait fait quelque chose de si mal que M. Kings l’avait chassé. J’ai entendu Mme Kings qui pleurait et son mari qui parlait très fort, et Grâce et Ellen se sont détournées en passant près de moi, afin que je ne visse pas leurs yeux rouges. Je n’ai naturellement fait aucune question; mais j’étais très peinée pour elles, et, pendant tout le temps que je suis revenue, je me disais que j’étais bien contente que nous n’eussions pas de frères qui fissent de vilaines choses..

      –C’est encore bien plus terrible d’être déshonorée dans sa pension, dit Amy en secouant la tête comme si elle avait une profonde expérience de la vie. Susie Perkins avait aujourd’hui une charmante bague de cornaline qui me faisait envie, et j’aurais bien voulu être à sa place. Mais n’a-t-elle pas eu l’idée de faire le portrait de M. David avec un nez monstrueux, une bosse et les mots: «Mesdemoiselles, je vous vois», sortant de sa bouche dans un ballon. Nous regardions en riant quand il nous vit tout à coup et ordonna à Susie de lui apporter son ardoise. Elle était à moitié paralysée par la frayeur; mais il lui fallut obéir tout de même, et– qu’est-ce que vous pensez qu’il a fait? Il l’a prise par l’oreille; par l’oreille, pensez donc comme c’est horrible! et il l’a fait asseoir sur un grand tabouret, au milieu de la classe. Elle y est restée pendant une demi-heure, en tenant son ardoise de manière que toute la classe pût la voir.

      –Et avez-vous bien ri? demanda Jo.

      –Ri! Personne n’a ri! Nous étions aussi muettes que des souris, et Susie sanglotait. Je n’enviais pas son sort alors, car je sentais que des millions de bagues de cornaline ne m’auraient pas rendue heureuse après cette. punition. Je ne pourrais jamais subir une si agonisante. mortification,» dit Amy.

      Sur ce, elle continua à travailler avec l’air charmé d’une personne intimement convaincue de sa vertu, et qui venait en outre de se donner la satisfaction de placer deux grands mots français dans la même phrase.

      «J’ai vu aussi quelque chose ce matin, dit Beth, qui rangeait le panier toujours en désordre de Jo; j’avais l’intention de le dire à table, mais j’ai oublié. Lorsque je suis allée chercher du poisson, M. Laurentz était dans la boutique avec M. Cutter, le marchand, quand une pauvre femme, portant un seau et une brosse, vint demander à M. Cutter s’il voulait lui faire faire quelque nettoyage en lui donnant pour payement un peu de poisson pour ses enfants qui n’avaient rien à manger. M. Cutter, qui était très occupé, dit assez rudement «non», et la pauvre femme s’en allait tristement, quand M. Laurentz décrocha un gros poisson avec le bec recourbé de sa canne et le lui tendit. Elle était si contente et si surprise qu’elle prit le poisson dans ses bras et s’en fit comme un plastron; c’était en même temps attendrissant et risible de la voir, ainsi cuirassée, remercier M. Laurentz de toutes ses forces, et lui dire qu’elle espérait que son lit serait doux dans le paradis. Il lui mit dans la main une pièce de monnaie pour le pain et l’ale, en la priant de ne pas perdre son temps en remerciements, et en l’engageant brusquement à aller vite faire cuire son poisson, ce qu’elle fit. Comme c’était bien de la part de M. Laurentz!

      –Très bien, répondit tout l’auditoire, très bien!

      –Voilà en quoi j’envie les riches, dit Jo. Quand ils ont pu faire dans leur journée une bonne petite chose comme celle-là, ils sont plus heureux que nous.

      –Assurément, dit Beth, j’aurais voulu pouvoir être à la place de M. Laurentz dans ce moment-là.»

      Les quatre sœurs, ayant raconté chacune leur histoire, prièrent leur mère de leur en dire une à son tour, et celle-ci commença d’un air un peu grave:

      «Aujourd’hui, pendant que j’étais à l’ambulance, occupée à couper des gilets de flanelle pour les soldats, j’étais très inquiète de votre père, et je pensais combien nous serions seules et malheureuses si quelque grand malheur lui arrivait. J’étais très triste quand un vieillard entra me demander des secours et s’assit près de moi. Il avait l’air très pauvre, très fatigué et très triste, et je lui demandai s’il avait des fils dans l’armée.

      «–Oui, madame, j’en ai eu quatre, mais deux ont été tués; le troisième a été fait prisonnier, et je suis en route pour aller trouver le dernier, qui est dans un des hôpitaux de Washington, me répondit-il.

      «–Vous avez beaucoup fait pour votre pays, monsieur, lui dis-je, ma pitié s’étant changée en respect.

      «–Pas plus que je ne le devais, madame; je serais parti moi-même si j’en avais eu la force; mais, comme je ne le peux pas, je donne mes enfants, et je les donne de tout cœur au rétablissement de la paix et à l’union.»

      «Il parlait avec tant de résignation que je fus honteuse de moi-même, qui croyais avoir tant fait en laissant partir mon mari, alors que j’avais gardé tous mes enfants pour me consoler. Je me suis trouvée, à côté de ce vieillard, si riche et si heureuse, que je l’ai remercié de tout mon cœur de la leçon qu’il m’avait donnée sans le savoir.

      «J’ai pu, grâce