Europe, l'éclipse des lumières de l'antiquité avait été complète. Les moines que les croisades conduisirent en Orient prirent quelques idées chez les Grecs de Constantinople et chez les Arabes, peuples subtils qui faisaient consister la science plutôt dans la finesse des aperçus que dans la vérité des observations. C'est ainsi que nous est venue la théologie scolastique, dont on se moque tant aujourd'hui; théologie qui n'est pas plus absurde qu'une autre, et qui exige, pour être apprise comme la savait un moine du treizième siècle, une force de tête, un degré d'attention, de sagacité et de mémoire qui n'est peut-être pas très-commun parmi les philosophes qui s'en moquent, parce qu'il est de mode de s'en moquer. Ils feraient mieux de nous expliquer comment cette éducation de la fin du moyen âge, si ridicule dans ce qu'elle enseignait, mais qui obligeait ses élèves à une telle force d'attention[7], a produit la chose la plus étonnante que présente l'histoire: la réunion des grands hommes qui, au seizième siècle, se présentèrent à la fois pour remplir tous les rôles sur la scène du monde.
C'est en Italie que ce phénomène éclate dans toute sa splendeur. Quiconque aura le courage d'étudier l'histoire des nombreuses républiques qui en ce pays cherchèrent la liberté, à l'aurore de la civilisation renaissante, admirera le génie de ces hommes, qui se trompèrent sans doute, mais dans la recherche la plus noble qu'il soit donné à l'esprit humain de tenter. Elle a été découverte depuis, cette forme heureuse de gouvernement; mais les hommes qui arrachèrent à l'autorité royale la constitution d'Angleterre étaient, j'ose le dire, fort inférieurs en talents, en énergie et en véritable originalité aux trente ou quarante tyrans que le Dante a mis dans son enfer, et qui vivaient en même temps que lui vers l'an 1300[8].
Telle est, dans tous les genres, la différence du mérite de l'ouvrage à celui de l'ouvrier. J'avouerai sans peine que les peintres les plus remarquables du treizième siècle n'ont rien fait de comparable à ces estampes coloriées que l'on voit modestement étalées à terre dans nos foires de campagne, et que le paysan achète pour s'agenouiller devant elles. L'amplification du moindre élève de rhétorique l'emporte de beaucoup sur tout ce qui nous reste de l'abbé Suger ou du savant Abailard. En conclurai-je que l'écolier du dix-neuvième siècle a plus de génie que les hommes marquants du douzième? Cette époque, dont l'histoire découvre des faits si étranges, n'a laissé de monuments frappants pour tous les yeux que les tableaux de Raphaël et les vers de l'Arioste. Dans l'art de régner, celui de tous qui frappe le plus le commun des hommes, parce que les hommes du commun n'admirent que ce qui leur fait peur; dans l'art d'établir et de conduire une grande puissance, le seizième siècle n'a rien produit. C'est que chacun des hommes extraordinaires qui font sa gloire se trouva contenu par d'autres hommes aussi forts.
Voyez l'effet que Napoléon vient de produire en Europe. Mais, tout en rendant justice à ce qu'il y avait de grand dans le caractère de cet homme, voyez aussi l'état de nullité où se trouvaient plongés, à son entrée dans le monde, les souverains du dix-huitième siècle.
Vous voyez l'étonnement du vulgaire et l'admiration des âmes ardentes faire la force de l'empereur des Français; mais placez un instant, par la pensée, sur les trônes de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Espagne, des Charles-Quint, des Jules II, des César Borgia, des Sforce, des Alexandre VI, des Laurent et des Côme de Médicis; donnez-leur pour ministres les Moron, les Ximénès, les Gonzalve de Cordoue, les Prosper Colonne, les Acciajuoli, les Piccinino, les Caponi, et voyez si les aigles de Napoléon voleront avec la même facilité aux tours de Moscou, de Madrid, de Naples, de Vienne et de Berlin.
Je dirais aux princes modernes, si glorieux de leurs vertus, et qui regardent avec un si superbe mépris les petits tyrans du moyen âge:
«Ces vertus, dont vous êtes si fiers, ne sont que des vertus privées. Comme prince, vous êtes nul; les tyrans d'Italie, au contraire, eurent des vices privés et des vertus publiques. Ces caractères donnent à l'histoire quelques anecdotes scandaleuses, mais lui épargnent à raconter la mort cruelle de vingt millions d'hommes. Pourquoi le malheureux Louis XVI n'a-t-il pu donner à son peuple la belle constitution de 1814? J'irai plus loin; ces chétives vertus même dont on nous parle avec tant de hauteur, vous y êtes forcés. Les vices d'Alexandre VI vous jetteraient hors du trône en vingt-quatre heures. Reconnaissez donc que tout homme est faible à la tentation du pouvoir absolu, aimez les constitutions, et cessez d'insulter au malheur.»
Aucun de ces tyrans que je protége ne donna de constitution à son peuple; à cette faute près[9], on admire, malgré soi, la force et la variété des talents qui brillèrent dans les Sforce de Milan, les Bentivoglio de Bologne, les Pics de la Mirandole, les Cane de Vérone, les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola. Ces gens-là sont peut-être plus étonnants que les Alexandre et les Gengis, qui, pour subjuguer une part de la terre, eurent des moyens immenses. Une seule chose ne se trouve jamais chez eux, c'est la générosité d'Alexandre prenant la coupe du médecin Philippe. Un autre Alexandre, un peu moins généreux, mais presque aussi grand homme, dut rire de bien bon cœur lorsque son fils César le sollicita en faveur de Pagolo Vitelli. C'était un seigneur ennemi de César, que, sous les promesses les plus sacrées, celui-ci avait engagé à une conférence près de Sinigaglia, de compagnie avec le duc de Gravina. A un signal donné, le duc et Pagolo Vitelli furent jetés à ses pieds percés de coups de poignards; mais Vitelli, en expirant, supplie César d'obtenir pour lui, du pape son père et son complice, une indulgence in articulo mortis. Le jeune Astor, seigneur de Faenza, était célèbre par sa beauté; il est forcé de servir aux plaisirs de Borgia; on le conduit ensuite au pape Alexandre, qui le fait périr par la corde. Je vous vois frémir; vous maudissez l'Italie: oubliez-vous que le chevaleresque François Ier laissait commettre des crimes à peu près aussi atroces[10]?
César Borgia, le représentant de son siècle, a trouvé un historien digne de son esprit, et qui, pour se moquer de la stupidité des peuples, a développé son âme. Léonard de Vinci fut quelque temps ingénieur en chef de son armée.
De l'esprit, de la superstition, de l'athéisme, des mascarades, des poisons, des assassinats, quelques grands hommes, un nombre infini de scélérats habiles et cependant malheureux[11], partout des passions ardentes dans toute leur sauvage fierté: voilà le quinzième siècle.
Tels furent les hommes dont l'histoire garde le souvenir; tels furent sans doute les particuliers qui ne purent différer des princes qu'en ce que la fortune leur offrit moins d'occasions.
Des hauteurs de l'histoire veut-on descendre aux détails de la vie privée, supprimez d'abord toutes ces idées raisonnables et froides sur l'intérêt des sociétés qui font la conversation d'un Anglais pendant les trois quarts de sa journée. La vanité ne s'amusait pas aux nuances; chacun voulait jouir. La théorie de la vie n'était pas avancée; un peuple mélancolique et sombre n'avait pour unique aliment de sa rêverie que les passions et leurs sanglantes catastrophes.
Ouvrons les confessions de Benvenuto Cellini, un livre naïf, le Saint-Simon de son âge; il est peu connu, parce que son langage simple et sa raison profonde contrarient les écrivains phrasiers[12]. Il a cependant des morceaux charmants: par exemple, le commencement de ses relations avec une grande dame romaine nommée Porzia Chigi[13]; cela est comparable, pour la grâce et le naturel divin, à l'histoire de cette jeune marchande que Rousseau trouva à Turin[14], madame Basile.
On connaît le Décaméron de Boccace. Le style, imité de Cicéron, est ennuyeux; mais les mœurs de son temps ont trouvé un peintre fidèle. La Mandragore de Machiavel est une lumière qui éclaire au loin; il n'a manqué à cet homme