Stendhal

Histoire de la peinture en Italie


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de rompre une relation qui pouvait être à la fois honnête et utile.

      Mais le prince était éperdument amoureux; Bianca, un peu ennuyée de passer ses beaux jours en prison, à Florence comme à Venise. Elle lui devait de pouvoir sortir sans crainte. Il augmenta, sous divers prétextes, la fortune du mari, et s'attacha la femme, de plus en plus, par la simplicité et la tendresse de ses manières; elle résista longtemps; enfin François parvint à former entre Bianca, Buonaventuri et lui ce qu'on appelle en Italie un triangolo equilatero.

      Le jeune couple prit une grande maison dans le plus beau quartier de Florence. Le mari s'accoutuma bientôt à son nouvel état; il se mêla parmi la noblesse, qui, comme on pense, le reçut fort bien; mais, fier de sa nouvelle fortune, il en usa avec une insolence assez ridicule. Indiscret et téméraire avec tout le monde, et même envers le prince, il finit par se faire assassiner.

      Cet incident n'affligea que médiocrement les deux amants. L'amabilité et la folle gaieté de la jeune Vénitienne, ce sont les Français de l'Italie, captivaient le prince tous les jours davantage. Plus Médicis était sombre et sévère, plus il avait besoin d'être distrait par la vivacité et les grâces de Bianca. Née dans l'opulence, aimant le luxe, et ne se croyant avec raison inférieure à personne par la naissance, elle paraissait en souveraine dans les rues de la capitale. La véritable souveraine, qu'on appelait, je ne sais pourquoi, la reine Jeanne, prit les choses au tragique, et, la trouvant un jour sur le pont de la Trinité, voulait la faire jeter dans l'Arno. Elle n'en fit rien, mais peu après mourut de douleur. Le grand-duc, touché de cette mort, et cédant aux représentations de son frère, le cardinal de Médicis, s'éloigna quelque temps de Florence pour rompre avec Bianca. Il lui envoya même un ordre de quitter la Toscane. Mais quelle considération peut l'emporter, dans un cœur sombre, sur le charme de tous les instants d'être aimé par une femme heureuse et gaie? Bianca, qui avait de l'esprit, gagna le confesseur, et, moins de deux mois après la mort de la grande-duchesse, elle se fit épouser en secret.

      Le grand-duc annonça son mariage à Venise. Une délibération des pregadi déclara Bianca fille adoptive de la république; deux ambassadeurs suivis de quatre-vingt-dix nobles furent envoyés à Florence pour solenniser à la fois l'adoption de Saint-Marc et le mariage. Les fêtes données pour cette cérémonie si flatteuse pour la belle Vénitienne coûtèrent trois cent mille ducats.

      Elle fut grande-duchesse; son portrait est à la galerie de Florence. Je ne sais si c'est la faute de la manière dure du Bronzino; mais ces yeux si beaux ont quelque chose de funeste.

      Bianca trouva l'ambition et ses fureurs sur les marches du trône. Jusque-là, elle n'avait été que jolie femme et amoureuse. Elle voulut donner un héritier à son mari, et ne pas se voir un jour la sujette de son beau-frère. On consulta les astrologues de la cour: on fit dire nombre de messes. Tous ces moyens se trouvant sans effet, la duchesse eut recours à son confesseur, cordelier à la grand-manche du couvent d'Ogni Santi, qui se chargea de conduire à bien cette grande entreprise. Elle eut des dégoûts, des nausées, et même garda le lit; elle reçut les compliments de toute la cour. Le grand-duc était ravi.

      Le temps des couches étant à peu près arrivé, Bianca fut surprise au milieu de la nuit par des douleurs si vives, qu'elle demanda impatiemment son confesseur. Le cardinal, qui savait tout, se lève, descend dans l'antichambre de sa belle-sœur, et là se met à se promener tranquillement en disant son bréviaire. La grande-duchesse l'envoie prier de se retirer; elle n'osait lui faire entendre les cris que la douleur allait lui arracher: le cruel cardinal répond froidement: «Dite a sua altezza che attenda pure a fare l'offizio suo, che io dico il mio.—Dites à S. A. que je la supplie de faire son affaire; moi, je fais la mienne.»

      Le confesseur arrive, le cardinal va à lui, l'embrasse pieusement: «Soyez le bienvenu, mon père, la princesse a grand besoin de vos secours,» et, tout en le serrant dans ses bras, il sent facilement un gros garçon que le cordelier apportait dans sa manche. «Dieu soit loué, continue le cardinal, la grande-duchesse est heureusement accouchée, et d'un garçon encore,» et il montre son prétendu neveu aux courtisans ébahis.

      Bianca entendit ce propos de son lit: on juge de sa fureur par l'ennui et le ridicule d'une si longue comédie. L'amour du grand-duc lui ôtait toute inquiétude sur les suites de sa vengeance. Une occasion se présente; ils étaient tous les trois à la belle villa de Poggio a Cajano, où ils avaient la même table. La duchesse, remarquant que le cardinal aimait fort le blanc-manger, en fit apprêter un qui était empoisonné. Le cardinal fut averti; il ne laissa pas de se rendre à table comme à l'ordinaire. Malgré les instances réitérées de sa belle-sœur, il ne veut pas toucher à ce plat; il songeait aux moyens de la convaincre, lorsque le grand-duc dit: «Eh bien! si mon frère ne veut pas de son plat favori, j'en prendrai, moi,» et il s'en sert une assiette. Bianca ne pouvait l'arrêter sans dévoiler le crime, et perdre à jamais son amour. Elle sentit que tout était fini pour elle, et prit son parti avec la même rapidité que jadis, lorsqu'elle trouva fermée la porte de son père. Elle se servit du blanc-manger comme son mari, et tous les deux moururent le 19 octobre 1587. Le cardinal succéda à son frère, prit le nom de Ferdinand Ier, et régna jusqu'en 1608.

      Il faudrait parler de Rome. Fra Paolo a montré les artifices de sa politique savante apparemment avec vérité, puisqu'il en fut assassiné. Pour les détails intérieurs, nous avons Jean Burchard, le maître de cérémonies d'Alexandre VI, qui, avec tout l'esprit de sa charge et de son pays, tenait registre des plaisirs les plus ridicules, mais sans sortir de la gravité. Il écrivait chaque soir. Le pape est toujours pour lui «notre très-saint maître, sanctissimus dominus noster.» C'est un contraste plaisant, mais que je ne pourrais rendre sans m'exposer à passer pour philosophe, et même pour homme à idées libérales, ennemi du trône et de l'autel.

      C'est dans ce siècle de passions, et où les âmes pouvaient se livrer franchement à la plus haute exaltation, que parurent tant de grands peintres: il est remarquable qu'un seul homme eût pu les connaître tous si on le fait naître la même année que le Titien, c'est-à-dire en 1477. Il aurait pu passer quarante ans de sa vie avec Léonard de Vinci et Raphaël, morts, l'un en 1520, et l'autre en 1519; vivre de longues années avec le divin Corrége, qui ne mourut qu'en 1534, et avec Michel-Ange, qui poussa sa carrière jusqu'en 1563.

      Cet homme si heureux, s'il eût aimé les arts, aurait eu trente-quatre ans à la mort de Giorgion. Il eût connu le Tintoret, le Bassan, Paul Véronèse, le Garofolo, Jules Romain, le Frate, mort en 1517, l'aimable André del Sarto, qui vécut jusqu'en 1530; en un mot, tous les grands peintres, excepté ceux de l'école de Bologne, venus un siècle plus tard.