en était l'auteur. Passons outre, seigneur compère, ajouta-t-il, et dépêchons, car il se fait tard.
Voici les dix livres de la Fortune d'amour, composés par Antoine de l'Ofrase, poëte de Sardaigne, dit le barbier.
Par les ordres que j'ai reçus! reprit le curé, depuis qu'on parle d'Apollon et des Muses, en un mot depuis qu'il y a des poëtes, il n'a point été composé un plus agréable ouvrage que celui-ci, et quiconque ne l'a point lu peut dire qu'il n'a jamais rien lu d'amusant. Donnez-le-moi, seigneur compère; aussi bien je le préfère à une soutane du meilleur taffetas de Florence.
Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le Berger d'Ibérie, les Nymphes d'Hénarès et le Remède à la jalousie.
Livrez tout cela à la gouvernante, dit le curé; et qu'on ne m'en demande pas la raison, car nous n'aurions jamais fini.
Et le Berger de Philida? dit le barbier.
Oh! ce n'est point un berger, reprit le curé, mais un sage et ingénieux courtisan qu'il faut garder comme une relique.
Et ce gros volume, intitulé Trésor des poésies diverses? dit maître Nicolas.
S'il y en avait moins, répondit le curé, elles n'en vaudraient que mieux. Toutefois, en retranchant de ce livre quelques pauvretés mêlées à de fort belles choses, on peut le conserver; les autres ouvrages de l'auteur doivent faire épargner celui-ci.
Le Chansonnier de Lopez de Maldonado! Qu'est cela? dit le barbier en ouvrant un volume.
Je connais l'auteur, reprit le curé; ses vers sont admirables dans sa bouche, car il a une voix pleine de charme. Il est un peu étendu dans ses églogues, mais une bonne chose n'est jamais trop longue. Il faut le mettre avec les réservés. Et celui qui est là tout auprès, comment s'appelle-t-il?
C'est la Galatée de Michel Cervantes, répondit maître Nicolas.
Il y a longtemps que ce Cervantes est de mes amis, reprit le curé, et l'on sait qu'il est encore plus célèbre par ses malheurs que par ses vers. Son livre ne manque pas d'invention, mais il propose et ne conclut pas. Attendons la seconde partie qu'il promet[24]; peut-être y réussira-t-il mieux et méritera-t-il l'indulgence qu'on refuse à la première.
Que sont ces trois volumes? demanda le barbier. L'Araucana, de don Alonzo de Hercilla, l'Austriada de Juan Rufo, jurat de Cordoue, et le Montserrat de Christoval de Viruez, poëte valencien.
Ces trois ouvrages, répondit le curé, renferment les meilleurs vers héroïques qu'on ait composés en espagnol, et ils peuvent aller de pair avec les plus fameux de l'Italie. Gardons-les soigneusement, comme des monuments précieux de l'excellence de nos poëtes.
Le curé, se lassant enfin d'examiner tant de livres, conclut définitivement, sans pousser plus loin l'examen, qu'on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier lui en présenta un qu'il venait d'ouvrir, et qui avait pour titre les Larmes d'Angélique.
Ce serait à moi d'en verser, dit le curé, si cet ouvrage avait été brûlé par mon ordre, car l'auteur est un des plus célèbres poëtes, non-seulement d'Espagne, mais encore du monde entier, et il a particulièrement réussi dans la traduction de plusieurs fables d'Ovide.
CHAPITRE VII
DE LA SECONDE SORTIE DE NOTRE BON CHEVALIER DON QUICHOTTE DE LA MANCHE
Ils en étaient là, quand tout à coup don Quichotte se mit à jeter de grands cris: A moi, à moi, valeureux chevaliers! disait-il. C'est ici qu'il faut montrer la force de vos bras, sinon les gens de la cour vont remporter le prix du tournoi. Afin d'accourir au bruit, on abandonna l'inventaire des livres; aussi faut-il croire que si la Carolea et Léon d'Espagne s'en allèrent au feu avec les Gestes de l'Empereur, composés par Louis d'Avila, c'est qu'ils se trouvèrent à la merci de la gouvernante et de la nièce, mais à coup sûr ils eussent éprouvé un sort moins sévère si le curé eût encore été là.
En arrivant auprès de don Quichotte, on le trouva debout, continuant à vociférer, frappant à droite et à gauche, d'estoc et de taille, aussi éveillé que s'il n'eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et, bon gré, mal gré, on le reporta dans son lit. Quand il se fut un peu calmé: Archevêque Turpin, dit-il en s'adressant au curé, avouez que c'est une grande honte pour des chevaliers errants tels que nous, de se laisser enlever le prix du tournoi par les gens de la cour, lorsque pendant les trois jours précédents l'avantage nous était resté!
Patience, reprit le curé; la chance tournera, s'il plaît à Dieu; ce qu'on perd aujourd'hui peut se regagner demain. Pour le moment, ne songeons qu'à votre santé; vous devez être bien fatigué, si même vous n'êtes grièvement blessé.
Blessé, non, dit don Quichotte, mais brisé et meurtri autant qu'on puisse l'être; car ce bâtard de Roland m'a roué de coups avec le tronc d'un chêne, et cela parce que seul je tiens tête à ses fanfaronnades. Je perdrai mon nom de Renaud de Montauban, ou, dès que je pourrai sortir du lit, il me le payera cher, en dépit de tous les enchantements qui le protégent. Pour l'instant, ajouta-t-il, qu'on me donne à manger, rien ne saurait venir plus à propos; quant à ma vengeance, qu'on m'en laisse le soin.
On lui apporta ce qu'il demandait, après quoi il se rendormit, laissant tout le monde stupéfait d'une si étrange folie. Cette nuit même, la gouvernante s'empressa de brûler les livres qu'on avait jetés dans la cour, et ceux qui restaient encore dans la maison: aussi, tels souffrirent la peine du feu qui méritaient un meilleur sort; mais leur mauvaise étoile ne le voulut pas, et pour eux se vérifia le proverbe que souvent le juste paye pour le pécheur.
Un des remèdes imaginés par le curé et le barbier contre la maladie de leur ami fut de faire murer la porte du cabinet des livres, afin qu'il ne la trouvât plus quand il se lèverait; espérant ainsi qu'en ôtant la cause du mal l'effet disparaîtrait également, et que dans tous les cas on dirait qu'un enchanteur avait emporté le cabinet et les livres: ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence.
Deux jours après, don Quichotte se leva, et son premier soin fut d'aller visiter sa bibliothèque; ne la trouvant plus où il l'avait laissée, il se mit à chercher de tous côtés, passant et repassant où jadis avait été la porte, tâtant avec les mains, regardant partout sans dire mot et sans y rien comprendre. A la fin pourtant, il demanda de quel côté était le cabinet de ses livres.
De quel cabinet parle Votre Grâce, répondit la gouvernante, et que cherchez-vous là où il n'y a rien? Il n'existe plus ici ni cabinet ni livres, le diable a tout emporté.
Ce n'est pas le diable, dit la nièce; c'est un enchanteur, qui, aussitôt après le départ de notre maître, est venu pendant la nuit, monté sur un dragon, a mis pied à terre, et est entré dans son cabinet, où je ne sais ce qui se passa; mais au bout de quelque temps, nous le vîmes sortir par la toiture, laissant la maison toute pleine de fumée; puis, quand nous voulûmes voir ce qu'il avait fait, il n'y avait plus ni cabinet, ni livres. Seulement, nous nous souvenons fort bien, la gouvernante et moi: que ce mécréant nous cria d'en haut, en s'envolant, que c'était par inimitié pour le maître des livres qu'il avait fait le dégât dont on s'apercevrait plus tard. Il dit aussi qu'il s'appelait Mugnaton.
Dites Freston et non Mugnaton, reprit don Quichotte.
Je ne sais si c'est Freton ou Friton, répliqua la nièce, mais je sais que son nom finissait en on.
Cela est vrai, ajouta don Quichotte; ce Freston est un savant enchanteur qui a pour moi une aversion mortelle, parce que son art lui a révélé qu'un jour je dois me rencontrer en combat singulier avec un jeune chevalier qu'il protége; et comme il sait que j'en sortirai vainqueur, quoi qu'il fasse, il ne cesse, en attendant, de me causer tous les déplaisirs imaginables; mais je l'avertis qu'il s'abuse et qu'on ne peut