Miguel de Cervantes Saavedra

L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche


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Ne vaudrait-il pas mieux rester paisible dans votre maison, au lieu de courir le monde cherchant de meilleur pain que celui de froment? Sans compter que bien des gens, croyant aller querir de la laine, s'en reviennent tondus.

      Vous êtes loin de compte, ma mie, repartit don Quichotte; avant que l'on me tonde, j'aurai arraché la barbe à quiconque osera toucher la pointe d'un seul de mes cheveux.

      Cheval et cavalier s'en allèrent rouler dans la poussière (p. 31).

      Les deux femmes s'abstinrent de répliquer, voyant bien que sa tête commençait à s'échauffer. Quinze jours se passèrent ainsi, pendant lesquels notre chevalier resta dans sa maison, sans laisser soupçonner qu'il pensât à de nouvelles folies. Chaque soir, avec ses deux compères, le curé et le barbier, il avait de fort divertissants entretiens, ne cessant d'affirmer que la chose dont le monde avait le plus pressant besoin, c'était de chevaliers errants et que cet ordre illustre revivrait dans sa personne. Quelquefois le curé le contredisait, mais le plus souvent il faisait semblant de se rendre, seul moyen de ne pas l'irriter.

      En même temps don Quichotte sollicitait en cachette un paysan, son voisin, homme de bien (s'il est permis de qualifier ainsi celui qui est pauvre), mais qui n'avait assurément guère de plomb dans la cervelle. Notre hidalgo lui disait qu'il avait tout à gagner en le suivant, parce qu'en échange du fumier et de la paille qu'il lui faisait quitter, il pouvait se présenter telle aventure qui, en un tour de main, lui vaudrait le gouvernement d'une île. Par ces promesses, et d'autres tout aussi certaines, Sancho Panza, c'était le nom du laboureur, se laissa si bien gagner, qu'il résolut de planter là femme et enfants, pour suivre notre chevalier en qualité d'écuyer.

      Assuré d'une pièce si nécessaire, don Quichotte ne songea plus qu'à ramasser de l'argent; et, vendant une chose, engageant l'autre, enfin perdant sur tous ses marchés, il parvint à réunir une somme raisonnable. Il se pourvut aussi d'une rondache, qu'il emprunta d'un de ses amis; puis ayant raccommodé sa salade du mieux qu'il put, il avisa son écuyer du jour et de l'heure où il voulait se mettre en route, pour que de son côté il se munit de ce qui leur serait nécessaire. Il lui recommanda surtout d'emporter un bissac. Sancho répondit qu'il n'y manquerait pas, ajoutant qu'étant mauvais marcheur, il avait envie d'emmener son âne, lequel était de bonne force. Le mot âne surprit don Quichotte, qui chercha à se rappeler si l'on avait vu quelque écuyer monter de la sorte; aucun ne lui vint en mémoire; cependant il y consentit, comptant bien donner au sien une plus honorable monture dès sa première rencontre avec quelque chevalier discourtois.

      Il se pourvut encore de chemises et des autres choses indispensables, suivant le conseil que lui avait donné l'hôtelier.

      Tout étant préparé en silence, un beau soir Sancho, sans dire adieu à sa femme et à ses enfants, et don Quichotte, sans prendre congé de sa nièce ni de sa gouvernante, s'échappèrent de leur village et marchèrent toute la nuit avec tant de hâte, qu'au point du jour ils se tinrent pour assurés de ne pouvoir être atteints quand même on se fût mis à leur poursuite. Assis sur son âne avec son bissac et sa gourde, Sancho se prélassait comme un patriarche, déjà impatient d'être gouverneur de l'île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit la même route qu'il avait suivie lors de sa première excursion, c'est-à-dire à travers la plaine de Montiel, où, cette fois, il cheminait avec moins d'incommodité, parce qu'il était grand matin, et que les rayons du soleil, frappant de côté, ne le gênaient point encore.

      Ils marchaient depuis quelque temps, lorsque Sancho, qui ne pouvait rester longtemps muet, dit à son maître: Seigneur, que Votre Grâce se souvienne de l'île qu'elle m'a promise; je me fais fort de la bien gouverner, si grande qu'elle puisse être.

      Ami Sancho, répondit don Quichotte, apprends que de tout temps ce fut un usage consacré parmi les chevaliers errants de donner à leurs écuyers le gouvernement des îles et des royaumes dont ils faisaient la conquête; aussi, loin de vouloir déroger à cette louable coutume, je prétends faire mieux encore. Souvent ces chevaliers attendaient pour récompenser leurs écuyers, que ceux-ci, las de passer de mauvais jours et de plus mauvaises nuits fussent vieux et incapables de service; alors ils leur donnaient quelque modeste province avec le titre de marquis ou de comte: eh bien, moi, j'espère qu'avant six jours, si Dieu me prête vie, j'aurai su conquérir un si vaste royaume, que beaucoup d'autres en dépendront, ce qui viendra fort à propos pour te faire couronner roi de l'un des meilleurs. Ne pense pas qu'il y ait là rien de bien extraordinaire; tous les jours pareilles fortunes arrivent aux chevaliers errants, et souvent même par des moyens si imprévus qu'il me sera facile de te donner beaucoup plus que je ne te promets.

      A ce compte-là, dit Sancho, si j'allais devenir roi par un de ces miracles que sait faire Votre Grâce, Juana Guttierez, ma femme, serait donc reine, et nos enfants, infants?

      Sans aucun doute, répondit don Quichotte.

      Eh bien, laisse-lui ce soin, dit don Quichotte; il te donnera ce qui te conviendra le mieux; seulement prends patience, et par modestie ne va pas te contenter à moins d'un bon gouvernement de province.

      Non vraiment, répondit Sancho, surtout ayant en Votre Grâce un si puissant maître, qui saura me donner ce qui ira à ma taille et ce que mes épaules pourront porter.

       DU BEAU SUCCÈS QU'EUT LE VALEUREUX DON QUICHOTTE DANS L'ÉPOUVANTABLE ET INOUIE AVENTURE DES MOULINS A VENT

       Table des matières

      En ce moment ils découvrirent au loin dans la campagne trente ou quarante moulins à vent. A cette vue, don Quichotte s'écria: La fortune conduit nos affaires beaucoup mieux que nous ne pouvions l'espérer. Aperçois-tu, Sancho, cette troupe de formidables géants? Eh bien, je prétends les combattre et leur ôter la vie. Enrichissons-nous de leurs dépouilles; cela est de bonne guerre, et c'est grandement servir Dieu que balayer pareille engeance de la surface de la terre.

      Quels géants? demanda Sancho.

      Ceux que tu vois là-bas avec leurs grands bras, répondit son maître; plusieurs les ont de presque deux lieues de long.

      Prenez garde, seigneur, dit Sancho; ce que voit là-bas Votre Grâce ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont les ailes qui, poussées par le vent, font aller la meule.

      Tu n'es guère expert en fait d'aventures, répliqua don Quichotte: ce sont des géants, te dis-je. Si tu as peur, éloigne-toi et va te mettre en oraison quelque part pendant que je leur livrerai un inégal mais terrible combat.

      Aussitôt il donne de l'éperon à Rossinante, et quoique Sancho ne cessât de jurer que c'étaient des moulins à vent, et non des géants, notre héros n'entendait pas la voix de son écuyer. Plus même il approchait des moulins, moins il se désabusait. Ne fuyez pas, criait-il à se fendre la tête, ne fuyez pas, lâches et viles créatures; c'est un seul chevalier qui entreprend de vous combattre. Un peu de vent s'étant levé au même instant, les ailes commencèrent à tourner. Vous avez beau faire, disait-il en redoublant ses cris, quand vous remueriez plus de bras que n'en avait le géant Briarée, vous me le payerez tout à l'heure. Puis se recommandant à sa dame Dulcinée, et la priant de le secourir dans un si grand péril, il se précipite, couvert de son écu et la lance en arrêt, contre le plus proche des moulins. Mais comme il en perçait l'aile d'un grand coup, le vent la fit tourner avec tant de violence qu'elle mit la lance en pièces, emportant cheval et