interprètes pour une langue beaucoup plus sainte et plus ancienne[27]. Le hasard m'en amena un à qui je mis le cahier entre les mains; mais à peine en avait-il parcouru quelques lignes qu'il se prit à rire. Je lui en demandai la cause. C'est une annotation que je trouve ici à la marge, répondit-il; et continuant à rire, il lut ces paroles: Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent parlé dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler les pourceaux, meilleure main qu'aucune femme de la Manche.
Se hissant sur ses étriers et serrant son épée, il en déchargea un terrible coup sur la tête de son ennemi (p. 38).
Au nom de Dulcinée du Toboso, m'imaginant que ces vieux cahiers contenaient peut-être l'histoire de don Quichotte, je pressai le Morisque de lire le titre du livre; il y trouva ces mots: Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par cid Hamet Ben-Engeli, historien arabe. En l'entendant, j'éprouvai une telle joie que j'eus beaucoup de peine à la dissimuler; et rassemblant tous les papiers, j'en fis marché avec le jeune garçon, qui me donna pour un demi-réal ce qu'il m'aurait vendu vingt fois autant s'il eût pu lire dans mon esprit. Je m'éloignai aussitôt avec mon Morisque par le cloître de la cathédrale, et lui proposai de traduire ces cahiers en castillan sans y ajouter ni en retrancher la moindre chose, moyennant la récompense qu'il voudrait. Il se contenta de deux arrobes de raisins et de quatre boisseaux de froment, me promettant de faire en peu de temps cette traduction aussi fidèlement que possible; mais pour rendre l'affaire plus facile, et ne pas me dessaisir de mon trésor, j'emmenai le Morisque chez moi, où en moins de six semaines la version fut faite, telle que je la donne ici.
Dans le premier cahier se trouvait représentée la bataille de don Quichotte avec le Biscaïen, tous deux dans la posture où nous les avons laissés, le bras levé, l'épée nue, l'un couvert de sa rondache, l'autre abrité par son coussin. La mule du Biscaïen était d'une si grande vérité, qu'à portée d'arquebuse on l'aurait facilement reconnue pour une mule de louage: à ses pieds on lisait don Sancho de Aspetia, ce qui était sans doute le nom du Biscaïen. Aux pieds de Rossinante on lisait celui de don Quichotte. Rossinante est admirablement peint, long, roide, maigre, l'épine du dos si tranchante, et l'oreille si basse, qu'on jugeait tout d'abord que jamais cheval au monde n'avait mieux mérité d'être appelé ainsi. Tout auprès, Sancho Panza tenait par le licou son âne, au pied duquel était écrit Sancho Zanças. Il était représenté avec la panse large, la taille courte, les jambes cagneuses, et c'est sans doute pour ce motif que l'histoire lui donne indifféremment le nom de Panza ou de Zanças.
Il y avait encore d'autres détails, mais de peu d'importance, et qui n'ajoutent rien à l'intelligence de ce récit. Si quelque chose pouvait faire douter de sa sincérité, c'est que l'auteur est Arabe, et que tous les gens de cette race sont enclins au mensonge; mais, d'autre part, ils sont tellement nos ennemis, que celui-ci aura plutôt retranché qu'ajouté. En effet, lorsqu'il devait, selon moi, le plus longuement s'étendre sur les exploits de notre chevalier, il les a, au contraire, malicieusement amoindris ou même passés sous silence: procédé indigne d'un historien, qui doit toujours se montrer fidèle, exempt de passion et d'intérêt, sans que jamais la crainte, l'affection ou l'inimitié le fassent dévier de la vérité, mère de l'histoire, dépôt des actions humaines, puisque c'est là qu'on rencontre de vrais tableaux du passé, des exemples pour le présent et des enseignements pour l'avenir. J'espère cependant que l'on trouvera dans ce récit tout ce que l'on peut désirer, ou que s'il y manque quelque chose, ce sera la faute du traducteur et non celle du sujet.
La seconde partie commençait ainsi:
A l'air terrible et résolu des deux fiers combattants, avec leur tranchantes épées levées, on eût dit qu'ils menaçaient le ciel et la terre. Celui qui porta le premier coup fut l'ardent Biscaïen, et cela avec tant de force et de furie, que si le fer n'eût tourné dans sa main, ce seul coup aurait terminé cet épouvantable combat et mis fin à toutes les aventures de notre chevalier; mais le sort, qui le réservait pour d'autres exploits, fit tourner l'épée du Biscaïen de telle sorte que, tombant à plat sur l'épaule gauche, elle ne fit d'autre mal que de désarmer tout ce côté-là, emportant chemin faisant un bon morceau de la salade et la moitié de l'oreille de notre héros.
Qui pourrait, grand Dieu! peindre la rage dont fut transporté don Quichotte quand il se sentit atteint! Se hissant sur ses étriers, et serrant de plus belle son épée avec ses deux mains, il en déchargea un si terrible coup sur la tête de son ennemi, que, malgré la protection du coussin, le pauvre diable commença à jeter le sang par le nez, la bouche et les oreilles, prêt à tomber, ce qui certes fût arrivé s'il n'eût à l'instant embrassé le cou de sa bête, mais bientôt ses bras se détachèrent, ses pieds lâchèrent les étriers, et la mule épouvantée, ne sentant plus le frein, prit sa course à travers champs, après avoir désarçonné son cavalier qui tomba privé de sentiment.
Don Quichotte ne vit pas plus tôt son ennemi par terre, que, sautant prestement de cheval, il courut lui présenter la pointe de l'épée entre les deux yeux, lui criant de se rendre, sinon qu'il lui couperait la tête. Le malheureux Biscaïen était incapable d'articuler un seul mot, et, dans sa fureur, don Quichotte ne l'aurait pas épargné, si la dame du carrosse, qui, à demi morte de peur, attendait au loin l'issue du combat, n'était accourue lui demander, avec les plus vives instances, la vie de son écuyer.
Je vous l'accorde, belle dame, répondit gravement notre héros, mais à une condition: c'est que ce chevalier me donnera sa parole d'aller au Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, afin qu'elle dispose de lui selon son bon plaisir.
Sans rien comprendre à ce discours, ni s'informer quelle était cette Dulcinée, la dame promit pour son écuyer tout ce qu'exigeait don Quichotte.
Qu'il vive donc sur la foi de votre parole, reprit notre héros, et qu'à cause de vous il jouisse d'une grâce dont son arrogance le rendait indigne.
CHAPITRE X
DU GRACIEUX ENTRETIEN QU'EUT DON QUICHOTTE AVEC SANCHO PANZA SON ÉCUYER
Quoique moulu des rudes gourmades que lui avaient administrées les valets des bénédictins, Sancho s'était depuis quelque temps déjà remis sur ses pieds, et tout en suivant d'un œil attentif le combat où était engagé son seigneur, il priait Dieu de lui accorder la victoire, afin qu'il y gagnât quelque île et l'en fit gouverneur, comme il le lui avait promis. Voyant enfin le combat terminé, et son maître prêt à remonter à cheval, il courut lui tenir l'étrier; mais d'abord il se jeta à genoux et lui baisa la main en disant: Que Votre Grâce daigne me donner l'île qu'elle vient de gagner; car je me sens en état de la bien gouverner, si grande qu'elle puisse être.
Ami Sancho, répondit don Quichotte, ce ne sont pas là des aventures d'îles, ce sont de simples rencontres de grands chemins, dont on ne peut guère attendre d'autre profit que de se faire casser la tête ou emporter une oreille. Prends patience, il s'offrira, pour m'acquitter de ma promesse, assez d'autres occasions, où je pourrai te donner un bon gouvernement, si ce n'est quelque chose de mieux encore.
Sancho se confondit en remercîments, et après avoir baisé de nouveau la main de son maître et le pan de sa cotte de mailles, il l'aida à remonter à cheval, puis enfourcha son âne, et se mit à suivre son seigneur, lequel, s'éloignant rapidement sans prendre congé de la dame du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.
Sancho le suivait de tout le trot de sa bête, mais Rossinante détalait si lestement, qu'il fut obligé de crier à son maître de l'attendre. Don Quichotte retint la bride à sa monture, jusqu'à ce que son écuyer l'eût rejoint. Il serait prudent, ce me