Miguel de Cervantes Saavedra

L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche


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je sais que tu m'aime,

       Sans que la bouche me l'ait dit:

       Tes beaux yeux sont muets de même;

       Mais tu m'aimes, et je sais que cela seul suffit.

      On dit que d'un amour connu

       Il faut toujours bien espérer,

       Le souffrir c'est en être ému,

       Et soi-même à la fin on se laisse attirer.

      Aussi, de ton indifférence

       Au lieu de me montrer chagrin,

       Je sens naître quelque espérance,

       Et vois briller l'amour à travers tes dédains.

      C'est pourquoi mon cœur s'encourage,

       Et j'en suis pour l'heure à tel point,

       Que te trouvant tendre ou sauvage,

       Mon amour ne peut croître, et ne s'affaiblit point.

      Si l'amour est, comme je pense,

       Et, comme on dit, une vertu,

       Le mien me donne l'espérance

       Que mon zèle à la fin ne sera pas perdu.

      Olalla! crois, si je te presse,

       Que c'est avec un bon dessein,

       Et ne veux t'avoir pour maîtresse

       Que lorsqu'avec mon cœur tu recevras ma main.

      L'Église a des liens de soie,

       Et son joug est doux et léger;

       Tu verras avec quelle joie

       Je courrai m'y soumettre en t'y voyant ranger.

      Mais si je n'apprends de ta bouche

       Que tu consens à mon dessein,

       Je mourrai dans ce lieu farouche:

       Je le jure, ou dans peu je serai capucin[32].

      Il prit dans sa main une poignée de glands (p. 43).

      Le chevrier avait à peine cessé de chanter, que don Quichotte insistait pour qu'il continuât, mais Sancho, qui avait grande envie de dormir, s'y opposa en disant qu'il était temps de songer à s'arranger un gîte pour la nuit, et que ces braves gens, qui travaillaient tout le jour, ne pouvaient passer la nuit à chanter.

      Je t'entends, dit don Quichotte; j'oubliais qu'une tête alourdie par les vapeurs du vin a plus besoin de sommeil que de musique.

      Dieu soit loué, chacun en a pris sa part, répliqua Sancho.

      D'accord, reprit don Quichotte: arrange-toi donc à ta fantaisie; quant à ceux de ma profession, il leur sied mieux de veiller que de dormir; seulement il faudrait panser mon oreille, car elle me fait souffrir grandement.

      Sancho se disposait à obéir, quand un des bergers dit à notre chevalier de ne pas se mettre en peine; il alla chercher quelques feuilles de romarin; puis, après les avoir mâchées et mêlées avec du sel, il les lui appliqua sur l'oreille, l'assurant qu'il n'avait que faire d'un autre remède; ce qui réussit en effet.

       DE CE QUE RACONTA UN BERGER A CEUX QUI ÉTAIENT AVEC DON QUICHOTTE

       Table des matières

      Sur ces entrefaites arriva un autre chevrier de ceux qui apportaient les provisions du village. Amis, dit-il, savez-vous ce qui se passe?

      Et comment le saurions-nous? répondit l'un d'eux.

      Apprenez, dit le paysan, que ce berger si galant, que cet étudiant qui avait nom Chrysostome, vient de mourir ce matin même, et que chacun se dit tout bas qu'il est mort d'amour pour la fille de Guillaume le Riche, pour cette endiablée de Marcelle qu'on voit sans cesse rôder dans les environs en habit de bergère.

      Pour Marcelle? demanda un des chevriers.

      Pour elle-même, répondit le paysan; mais ce qui étonne tout le monde, c'est que, par son testament, Chrysostome ordonne qu'on l'enterre, ainsi qu'un mécréant, au milieu de la campagne et précisément au pied de la fontaine du Liége, parce que c'est là, dit-il, qu'il avait vu Marcelle pour la première fois. Il a encore ordonné bien d'autres choses, mais nos anciens disent qu'on n'en fera rien. Le grand ami de Chrysostome, Ambrosio, répond qu'il faut exécuter de point en point ses intentions. Le village est en grande rumeur à ce sujet. Mais on assure que tout se fera ainsi que le veulent Ambrosio et les bergers ses amis. Demain, on vient en grande pompe enterrer le pauvre Chrysostome à l'endroit que je vous ai dit. Voilà qui sera beau à voir; aussi ne manquerai-je pas d'y aller, si je ne suis pas obligé de retourner au village.

      Nous irons tous, s'écrièrent les chevriers, mais après avoir tiré au sort à qui restera pour garder les chèvres.

      N'en ayez nul souci, reprit l'un d'eux, je resterai pour tous, et ne m'en sachez aucun gré, car l'épine que je me suis enfoncée dans le pied l'autre jour m'empêche de faire un pas.

      Nous ne t'en sommes pas moins obligés, repartit Pedro.

      Là-dessus don Quichotte pria Pedro de lui dire quelle était cette bergère et quel était ce berger dont on venait d'annoncer la mort. Pedro répondit que tout ce qu'il savait, c'est que le défunt était fils d'un hidalgo fort riche, qui habitait ces montagnes; et qu'après avoir longtemps étudié à Salamanque, il était revenu dans son pays natal avec une grande réputation de science. On assure, ajouta le chevrier, qu'il savait surtout ce que font là-haut non-seulement les étoiles, mais encore le soleil et la lune, dont il ne manquait jamais d'annoncer les ellipses à point nommé.

      Mon ami, dit don Quichotte, c'est éclipse et non ellipse, qu'on appelle l'obscurcissement momentané de ces deux corps célestes.

      Il devinait aussi, continua Pedro, quand l'année devait être abondante ou estérile.

      Vous voulez dire stérile, observa notre chevalier.

      Peu importe repartit Pedro; ce que je puis assurer c'est que parents ou amis quand ils suivaient ses conseils, devenaient riches en peu de temps. Tantôt il disait: Semez de l'orge cette année et non du froment; une autre fois: Semez des pois et non de l'orge; l'année qui vient donnera beaucoup d'huile et les trois suivantes n'en fourniront pas une goutte; ce qui ne manquait jamais d'arriver.

      Cette science s'appelle astrologie, dit don Quichotte.

      Je l'ignore, répliqua Pedro, mais lui il savait tout cela et bien d'autres choses encore. Bref, quelques mois après son retour de Salamanque, un beau matin nous le vîmes tout à coup quitter le manteau d'étudiant pour prendre l'habit de berger, avec sayon et houlette, et accompagné de son ami Ambrosio dans le même costume. J'oubliais de vous dire que le défunt était un grand faiseur de chansons, au point que les noëls de la Nativité de Notre-Seigneur et les actes de la Fête-Dieu que représentent nos jeunes garçons étaient de sa composition. Quand on vit ces deux amis habillés en bergers, tout le village fut bien surpris, et personne ne pouvait en deviner la cause. Déjà, à cette époque le père de Chrysostome était mort, lui laissant une grande fortune en bonnes terres et en beaux et bons écus, sans compter de nombreux troupeaux. De tout cela le jeune homme resta le maître absolu, et en vérité il le méritait, car c'était un bon compagnon, charitable et ami des braves gens. Plus tard, on apprit qu'en prenant ce costume, le pauvre garçon n'avait eu d'autre but que de courir après cette bergère Marcelle, dont il était devenu éperdument amoureux. Maintenant il faut vous dire quelle est cette créature: car jamais vous n'avez entendu