Sara[33] et non Sarna, reprit don Quichotte, qui ne pouvait souffrir ces altérations de mots.
Sarna ou Sara, c'est tout un, répondit le chevrier; et si vous vous mettez à éplucher mes paroles, nous n'aurons pas fini d'ici à l'an prochain.
Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, entre Sarna et Sara il y a une grande différence; mais continuez votre récit.
Je dis donc, poursuivit Pedro, qu'il y avait dans notre village un laboureur nommé Guillaume, à qui le ciel, avec beaucoup d'autres richesses, donna une fille dont la mère mourut en la mettant au monde. Il me semble encore la voir, la digne femme, avec sa mine resplendissante comme un soleil, et de plus, si charitable et si laborieuse, qu'elle ne peut manquer de jouir là-haut de la vue de Dieu. Son mari Guillaume la suivit de près, laissant sa fille Marcelle, riche et en bas âge, sous la tutelle d'un oncle, prêtre et bénéficier dans ce pays. En grandissant, l'enfant faisait souvenir de sa mère, qu'elle annonçait devoir encore surpasser en beauté. A peine eut-elle atteint ses quinze ans, qu'en la voyant chacun bénissait le ciel de l'avoir faite si belle; aussi la plupart en devenaient fous d'amour. Son oncle l'élevait avec beaucoup de soin et dans une retraite sévère; néanmoins le bruit de sa beauté se répandit de telle sorte, que soit pour elle, soit pour sa richesse, les meilleurs partis de la contrée ne cessaient d'importuner et de solliciter son tuteur afin de l'avoir pour femme. Dès qu'il la vit en âge d'être mariée, le bon prêtre y eût consenti volontiers, mais il ne voulait rien faire sans son aveu. N'allez pas croire pour cela qu'il entendît profiter de son bien, dont il avait l'administration; à cet égard, tout le village n'a cessé de lui rendre justice; car il faut que vous le sachiez, seigneur chevalier, dans nos veillées, chacun critique et approuve selon sa fantaisie, et il doit être cent fois bon celui qui oblige ses paroissiens à dire du bien de lui.
C'est vrai, dit don Quichotte; mais continuez, ami Pedro, votre histoire m'intéresse, et vous la contez de fort bonne grâce.
Que celle de Dieu ne me manque jamais, reprit le chevrier, c'est le plus important. Vous saurez donc, continua-t-il, que l'oncle avait beau proposer à sa nièce chacun des partis qui se présentaient, faisant valoir leurs qualités, et l'engageant à choisir parmi eux un mari selon son goût, la jeune fille ne répondait jamais rien, sinon qu'elle voulait rester libre, et qu'elle se trouvait trop jeune pour porter le fardeau du ménage. Avec de pareilles excuses, son oncle cessait de la presser, attendant qu'elle ait pris un peu plus d'âge, et espérant qu'à la fin elle se déciderait. Les parents, disait-il, ne doivent pas engager leurs enfants contre leur volonté.
Mais voilà qu'un jour, sans que personne s'y attendit, la dédaigneuse Marcelle se fait bergère, et que, malgré son oncle et tous les habitants du pays qui cherchaient à l'en dissuader, elle s'en va aux champs avec les autres filles, pour garder son troupeau. Dès qu'on la vit et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais vous dire combien de jeunes gens riches, hidalgos ou laboureurs, prirent le costume de berger afin de suivre ses pas.
Un d'entre eux était le pauvre Chrysostome, comme vous le savez déjà, duquel on disait qu'il ne l'aimait pas, mais qu'il l'adorait. Et qu'on ne pense pas que, pour avoir adopté cette manière d'être si étrange, Marcelle ait jamais donné lieu au moindre soupçon; loin de là, elle est si sévère, que de tous ses prétendants aucun ne peut se flatter d'avoir obtenu la moindre espérance de faire agréer ses soins; car bien qu'elle ne fuie personne, et qu'elle traite tout le monde avec bienveillance, dès qu'un berger se hasarde à lui déclarer son intention, quelque juste et sainte qu'elle soit, il est renvoyé si loin qu'il n'y revient plus. Mais, hélas! avec cette façon d'agir, elle cause plus de ravages en ce pays que n'en ferait la peste; car sa beauté et sa douceur attirent les cœurs que son indifférence et ses dédains réduisent bientôt au désespoir. Aussi ne cesse-t-on de l'appeler ingrate, cruelle, et si vous restiez quelques jours parmi nous, seigneur, vous entendriez ces montagnes et ces vallées retentir des plaintes et des gémissements de ceux qu'elle rebute.
Près d'ici sont plus de vingt hêtres qui portent gravé sur leur écorce le nom de Marcelle; au-dessus on voit presque toujours une couronne, pour montrer qu'elle est la reine de beauté. Ici soupire un berger, là un autre se lamente, plus loin l'on entend des chansons d'amour, ailleurs des plaintes désespérées. L'un passe la nuit au pied d'un chêne, ou sur le haut d'une roche, et le jour le retrouve absorbé dans ses pensées sans qu'il ait fermé ses paupières humides; un autre reste à l'ardeur du soleil, étendu sur le sable brûlant, demandant au ciel la fin de son martyre. En voyant l'insensible bergère jouir des maux qu'elle a causés, chacun se demande à quoi aboutira cette conduite altière, et quel mortel pourra dompter ce cœur farouche. Comme ce que je viens de vous raconter est l'exacte vérité, nous croyons tous que la mort de Chrysostome n'a pas eu d'autre motif. C'est pourquoi, seigneur chevalier, vous ferez bien de vous trouver à son enterrement; cela sera curieux à voir, car nombreux étaient ses amis, et d'ici à l'endroit qu'il a désigné pour son tombeau à peine s'il y a une demi-lieue.
Je n'y manquerai pas, dit don Quichotte, et vous remercie du plaisir que m'a fait votre récit.
Il y a encore beaucoup d'autres aventures arrivées aux amants de Marcelle, reprit le chevrier; mais demain nous rencontrerons sans doute en chemin quelque berger qui nous les racontera. Quant à présent vous ferez bien d'aller vous reposer dans un endroit couvert, parce que le serein est contraire à votre blessure, quoiqu'il n'y ait aucun danger après le remède qu'on y a mis.
Sancho, qui avait donné mille fois au diable le chevrier et son récit, pressa son maître d'entrer dans la cabane de Pedro. Don Quichotte y consentit quoique à regret, mais ce fut pour donner le reste de la nuit au souvenir de sa Dulcinée, à l'imitation des amants de Marcelle. Quant à Sancho, il s'arrangea sur la litière, entre son âne et Rossinante, et y dormit non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a le dos roué de coups.
CHAPITRE XIII
OU SE TERMINE L'HISTOIRE DE LA BERGÈRE MARCELLE AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS
L'aurore commençait à paraître aux balcons de l'Orient quand les chevriers se levèrent et vinrent réveiller don Quichotte, en lui demandant s'il était toujours dans l'intention de se rendre à l'enterrement de Chrysostome, ajoutant qu'ils lui feraient compagnie. Notre chevalier, qui ne demandait pas mieux, ordonna à son écuyer de seller Rossinante, et de tenir son âne prêt. Sancho obéit avec empressement, et toute la troupe se mit en chemin.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Plus de vingt hêtres portent gravés sur l'écorce le nom de Marcelle (p. 48).
Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière d'un sentier ils rencontrèrent six bergers vêtus de peaux noires, la tête couronnée de cyprès et de laurier-rose; tous tenaient à la main un bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, suivis de trois valets à pied. En s'abordant les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et voyant qu'ils se dirigeaient vers le même endroit, ils se mirent à cheminer de compagnie.
Un des cavaliers, s'adressant à son compagnon, lui dit: Seigneur Vivaldo, je crois que nous n'aurons pas à regretter le retard que va nous occasionner cette cérémonie; car elle doit être fort intéressante, d'après les choses étranges que ces bergers racontent aussi bien du berger défunt que de la bergère homicide.
Je le crois comme vous, reprit Vivaldo, et je retarderais mon voyage, non d'un jour, mais de quatre, pour en être témoin.
Don Quichotte leur ayant demandé ce qu'ils savaient de Chrysostome