ne manqua pas de raconter en détail à sa femme tout ce qui s'était passé.
Hân-wen, dès ce jour, se fixa dans la maison de M. Wang. Celui-ci voyant que son élève s'exprimait avec une rare facilité, et montrait, dans l'accomplissement de ses devoirs, un zèle et une aptitude au-dessus de tout éloge, le prit en affection, et finit par le préférer aux autres personnes qui l'entouraient. Kong-fou venait presque tous les jours dans la pharmacie pour voir son beau-frère et s'informer de ses progrès. Un poète a dit avec raison:
«Si la froidure ne pénétrait pas les plantes en hiver, comment leurs fleurs pourraient-elles, en été, nous réjouir par leurs parfums délicieux?»
Mais passons à un autre sujet.
A l'ouest de Tching-tou-fou, capitale de la province de Ssé-tchouen, il y avait une montagne appelée Tsing-tching-chan (la montagne de la ville bleue). Elle était hérissée de pics sourcilleux, bizarrement entassés les uns sur les autres, et prolongeait ses flancs escarpés sur une étendue de mille lis. Cette montagne s'appelait encore le cinquième ciel aux grottes mystérieuses. Il y avait soixante-douze petites grottes qui répondaient aux soixante-douze heou[12], et huit grandes grottes qui se rapportaient aux huit tsié.[13]
On dit, depuis l'antiquité: Lorsqu'une montagne est haute, elle doit renfermer des êtres surnaturels; les sommets sourcilleux peuvent enfanter des esprits. Sur cette montagne, il y avait encore une autre grotte appelée Tsing-fong-tong (c'est-à-dire, la grotte du vent pur). Dans cette grotte habitait l'esprit d'une Couleuvre blanche, qui passait là des siècles entiers à pratiquer la vertu. Les fleurs les plus rares ornaient cette caverne mystérieuse, et mille plantes inconnues y étalaient à l'envi leurs parfums et leurs couleurs. Cette retraite charmante, où régnaient la paix et le silence, n'était jamais foulée par des hommes; c'était vraiment un lieu fait pour épurer son âme dans l'étude de la raison. Or, cette Couleuvre blanche était dans cette grotte depuis dix-huit cents ans, uniquement occupée à pratiquer la vertu, et pendant tout ce temps, elle n'avait jamais fait de mal à un seul homme. Comme elle cultivait le bien depuis une longue suite d'années, elle avait acquis, à un degré éminent, la faculté de faire des prodiges. Elle s'appelait elle-même Blanche, et se donnait le surnom de Tchin-niang. Au fond, elle appartenait à la classe des bêtes, et n'avait pas encore pu sortir de cette honteuse condition, et s'élever à la perfection de la vertu.
Un jour qu'elle se promenait dans sa grotte pour charmer ses ennuis: «Il y a bien des années, se dit-elle, que je demeure ici, occupée à pratiquer la vertu, et, jusqu'à présent, je n'ai pas encore pu me dégager de cette enveloppe hideuse et m'élever à la perfection où j'aspire. J'ai envie de quitter un instant ce séjour monotone, et d'aller faire une promenade sur quelque montagne célèbre.»
Soudain, elle pense à la province de Tché-Kiang, à Hang-tcheou, sa capitale, que l'on appelle le royaume des fleurs, au lac Si-hou, sur les bords duquel se déploient des sites ravissants. «Allons, dit-elle, visiter ces riantes contrées; j'y pourrai goûter quelques instants de bonheur!»
Sa résolution est prise; elle ferme l'entrée de la grotte, monte sur un char de nuages, et s'élève au milieu des airs. En moins d'un clin d'œil elle voit devant elle la ville de Hang-tcheou. Elle n'avait pas prévu que ce jour-là Tchin-wou, le puissant génie du pôle du Nord, reviendrait de faire sa cour au maître du ciel. Tchin-wou était encore sur la montagne des dieux; du sein des nues, il promène au loin ses yeux, doués d'une pénétration divine. Tout à coup il découvre un nuage enchanté qui arrivait de l'occident.
Le grand génie s'écrie d'une voix tonnante: «D'où vient ce monstre odieux qui est assez téméraire pour se promener ainsi sur un nuage enchanté?»
La Couleuvre blanche reconnaît le grand génie du pôle du Nord; elle est glacée de terreur, et son âme est prête à s'échapper. Soudain elle se prosterne sur son char de nuages, et, d'une voix tremblante: «Je suis, dit-elle, l'esprit de la Couleuvre blanche, reléguée dans la grotte du vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Depuis dix-huit cents ans je pratique la vertu, et, pendant cette longue suite de siècles, je n'ai jamais fait la plus légère blessure à un être vivant. Jusqu'à présent mes bonnes œuvres ont été infructueuses, et je n'ai pas encore pu m'élever à la perfection où j'aspire. Je voulais aller aujourd'hui vers la mer du Midi, pour obtenir la faveur de voir le dieu Kouan-in et l'interroger sur le sort qui m'est réservé; j'ignorais que je dusse rencontrer le grand génie qui gouverne le pôle du Nord. J'ai commis un crime en négligeant de m'éloigner devant lui; je mérite la mort! je mérite la mort!...
—Malheureuse! lui dit en souriant le grand génie, si tu désires sincèrement aller vers la mer du Midi, il faut que tu en fasses le serment. Alors je te laisserai partir en liberté.»
La Couleuvre blanche se prosterna de nouveau devant lui, et prononça le serment qu'il exigeait. «Si j'ai laissé échapper, lui dit-elle, une parole mensongère, si je ne me dirige point vers la mer du Midi, je veux être ensevelie sous la pagode de Louï-pong!»
Le grand génie voyant qu'elle avait prononcé son serment, ordonna à un dieu de sa suite de l'inscrire sur le livre sacré; et aussitôt après il retourna sur la montagne céleste où il a fixé son séjour.
La Couleuvre blanche est ravie du départ du grand génie, et, sans perdre de temps, elle remonte sur son char vaporeux et arrive à la ville de Hang-tcheou.
Elle abaisse le nuage, et cherche un jardin silencieux et solitaire où elle puisse se reposer.
Or, il faut savoir que Hang-tcheou est le pays le plus délicieux et le plus brillant de tout l'empire, et l'on ne pourrait compter les palais somptueux, les jardins célèbres et les temples antiques qui apparaissent de toutes parts. Mais il est un jardin dont la richesse et l'éclat effacent tous les autres; il est situé à l'est de la ville, et dépend de l'ancien palais de Kieou-wang. On y voit des tours majestueuses, des galeries, des terrasses qui semblent suspendues au haut des airs, et qui sont sans cesse entourées d'une ceinture de nuages. Mais, par la suite des temps, le palais a perdu ses hôtes, et nul homme ne fréquente plus ce jardin, où règnent maintenant la solitude et le silence.
La Couleuvre blanche est remplie de joie à la vue de ce séjour riant et tranquille, et s'y glisse à la dérobée. Elle ignorait que, dans le lieu le plus profond et le plus retiré de ce jardin, habitait l'esprit d'une Couleuvre bleue, qui avait choisi pour asile le pavillon de Tsouï-tchun[14]. Il y avait déjà plus de huit cents ans que cette couleuvre s'appliquait à la pratique de la vertu; elle avait le pouvoir de voler dans les airs et d'opérer des prodiges et des transformations. Dès qu'elle vit venir la Couleuvre blanche, elle s'élança rapidement à sa rencontre pour l'empêcher d'avancer.
«D'où viens-tu, monstre audacieux? lui dit-elle; comment oses-tu pénétrer dans mon jardin fleuri? Ne crains-tu pas le tranchant de mon glaive?
—Petite Couleuvre bleue, lui dit en riant la Couleuvre blanche, il n'est pas nécessaire de vanter ta puissance. Écoute avec attention ce que je vais te raconter: Je suis la Couleuvre blanche qui habite la grotte du vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Comme je cultive la vertu depuis dix-huit cents ans sans avoir pu jusqu'ici arriver à la perfection, je suis montée sur un char de nuages, et je me promène dans tout l'empire, cherchant la route qui mène à l'immortalité. Permets-moi de me reposer quelques instants dans ce jardin fleuri. Une même destinée nous unit, un même souffle nous anime; pourquoi me montrer cette bouillante colère?
—Ce jardin, lui répondit la Couleuvre bleue, est mon divin palais; tu n'es qu'un esprit sauvage des contrées étrangères: comment es-tu assez téméraire pour pénétrer, malgré moi, dans ces parterres fleuris? Mais si tu as le pouvoir d'opérer des prodiges, veux-tu lutter contre moi?
—Petite Couleuvre bleue, dit en souriant la Couleuvre blanche, écoute-moi: Tu veux mesurer ta puissance magique avec la mienne: j'y consens;