Celle qui sera vaincue deviendra la servante de l'autre.
—Tu es bien présomptueuse! s'écrie avec courroux la Couleuvre bleue. Voyons si tu justifieras le pouvoir magique dont tu parles avec tant de jactance.» Soudain elle tire une précieuse épée qu'elle portait à sa ceinture, l'élève d'un air menaçant et la lance contre la joue de la Couleuvre blanche. Celle-ci, sans s'émouvoir, saisit une épée à deux tranchants dont elle était toujours armée, et l'enfonce dans la figure de son ennemie. Elle n'eut pas besoin de recommencer la lutte; cette première rencontre fit éclater au grand jour la supériorité de sa puissance magique. Elle murmura ensuite quelques paroles, s'empara de l'épée de la Couleuvre bleue sans qu'elle s'en aperçût et la rendit invisible.
La Couleuvre bleue est glacée de terreur; et, se prosternant humblement: «Madame, lui dit-elle, c'en est assez. La petite Couleuvre bleue avoue sa défaite; elle désire devenir votre servante, et vous obéir jusqu'à la fin de ses jours comme à sa maîtresse. Je vous en supplie, faites-moi grâce de la vie.
—Je voulais, lui répondit en riant la Couleuvre blanche, te montrer seulement ma faible puissance et subjuguer ton esprit obstiné. Puisque tu formes le vœu de devenir ma servante, tout débat cesse entre nous. Comment pourrais-je attenter à ta vie?»
La Couleuvre bleue est au comble de la joie, et, sur-le-champ, elle fait quatre salutations à la Couleuvre blanche, et lui dit: «Madame, tenez-vous debout, afin que la petite Couleuvre bleue se prosterne devant vous.»
La Couleuvre blanche l'ayant relevée avec empressement, elles entrèrent ensemble dans le jardin fleuri.
Ces deux fées continuèrent à vivre ensemble dans le même jardin, en observant mutuellement les rapports que les rites ont établis entre une maîtresse et sa servante.
Unies par un même sort, elles partagent le même séjour. Elles rehaussent leur beauté par l'éclat de la parure, en attendant l'époux qui leur est destiné.
Revenons à Hiu-hân-wen, que nous avons laissé dans la pharmacie de M. Wang. Son maître l'aimait comme son propre fils. Mais peu à peu vint la fin de l'hiver, et aux frimas rigoureux succédèrent les douces matinées du printemps qui brillait de tous ses charmes. Bientôt arriva l'époque désirée qu'on appelle Tsing-ming (le 5 avril). C'est alors que les pêchers et les pruniers se couronnent de fleurs. Hân-wen étant assis dans la boutique, voyait la route couverte d'une foule de personnes qui allaient nettoyer les tombes de leurs parents, et y déposer des offrandes funèbres.
Hân-wen est ému jusqu'au fond du cœur, et sent se réveiller sa douleur et sa piété filiale. «Dès le moment que mon père et ma mère ont quitté la vie, se dit-il en lui-même, le mari de ma sœur a pris soin de moi et m'a comblé de ses bontés. Maintenant me voilà devenu grand, et j'ai honte de penser que je ne suis pas encore allé visiter les tombes de mes parents. Nous sommes aujourd'hui à l'époque qu'on appelle Tsing-ming; je vois la foule couvrir tous les chemins, et aller avec un pieux empressement nettoyer les tombes et y déposer des offrandes funèbres. Il faut que j'avertisse M. Wang, et que, demain matin au lever du soleil, j'aille à mon tour faire des offrandes sur les tombes de mon père et de ma mère, afin de remplir, autant qu'il est en moi, les devoirs de la piété filiale.»
Dès que sa résolution est prise, il pénètre dans l'intérieur de la maison. En ce moment M. Wang était tranquillement assis dans le vestibule. A peine eut-il aperçu Hân-wen qui se dirigeait vers lui, «Mon fils, lui dit-il avec bonté, quel motif vous amène ici?
—Je vais vous l'apprendre, répondit Hân-wen. Votre serviteur a perdu son père et sa mère dans sa plus tendre enfance, et, dès ce moment, j'ai vécu dans la maison de mon beau-frère, qui m'a guidé de ses conseils jusqu'à ce que je fusse devenu grand. Je songe avec douleur que je n'ai pu nourrir mes parents, et que, jusqu'à ce jour, je ne leur ai offert aucun sacrifice funèbre. Je désirerais aller demain matin, au lever du soleil, visiter les tombes de mes parents, et leur rendre les honneurs prescrits par les rites; mais j'ignore si vous daignerez consentir à ma demande.
—Puisque vous désirez aller visiter les tombes de vos parents, lui répondit M. Wang en souriant, comment pourrais-je m'y opposer et vous empêcher d'accomplir un des plus nobles devoirs de la piété filiale?»
Hân-wen fut rempli de joie, et quitta son maître en faisant éclater les transports de sa reconnaissance.
M. Wang retourna dans sa pharmacie pour préparer comme à l'ordinaire des médicaments. Ensuite il appela un de ses domestiques nommé Wang-touan, et le chargea d'aller acheter des monnaies de papier doré et des offrandes funèbres, et de les porter, le lendemain matin, près des tombes que devait visiter Hân-wen.
Beaucoup d'événements dignes d'être racontés se passèrent depuis le départ de Hân-wen. Mais hélas! lorsque vous admirez le calme qui règne dans la nature, tout à coup le ciel gronde, et une violente tempête bouleverse la terre et les mers.
Si vous désirez connaître ce qui arriva à Hân-wen, lisez le chapitre suivant.
Note
[11] La dynastie des Youan a régné en Chine depuis l'an 1260, jusqu'en 1361.
[12] Les 72 heou sont des divisions de l'année. Un espace de cinq jours s'appelle heou; trois heou forment un khi; six khi forment une saison; les quatre saisons forment l'année. (Siao-hio-kan-tchou, liv. I, page 27.)
L'année des Chinois est partagée en quatre parties à peu près égales, appelées ssé-chi, ou les quatre saisons, et puis encore en 24 parties égales (appelées les 24 khi, ou tsié-khi), qui sont les points où le soleil se trouve, en parcourant les différents signes de notre zodiaque. (Mémoires sur les Chinois, tome I, page 160. Voy. aussi Morrison, View of China, page 103.)
[13] Les huit tsie (pa-tsié) sont huit époques qui tombent au commencement et au milieu de chaque saison. Voici leurs noms: 1. Li-tchhum (5 février), 2. Tchhun-fun (22 mars), 3. Li-hia (7 mai), 4. Hia-chi (solstice d'été), 5. Li-tchhun (9 août), 6. Thsieou-fun (24 septembre), 7. Li-tong (8 octobre), 8. Tong-tchi (solstice d'hiver, 22 décembre).
[14] C'est-à-dire, le pavillon où l'on s'enivre des beautés du printemps.
CHAPITRE II.
ARGUMENT.
Hân-wen, en se promenant sur le lac Si-hou, rencontre deux belles femmes.
Il commet un crime qui le fait exiler à Kou-sou.
Une belle, aux sourcils noirs, désire imiter l'heureuse union des phénix. La vanille et l'epidendrum marient leurs parfums, et l'amour pénètre deux cœurs à la fois. Mais, un matin, le malheur sépare le phénix de sa compagne.
Revenons à Hân-wen. Le lendemain il se lève de bonne heure, et s'habille avec le plus grand soin. Comme Wang-touan était sur le point de sortir pour aller porter les offrandes funèbres, M. Wang recommanda à Hân-wen de revenir aussitôt qu'il aurait offert le sacrifice, et le pria instamment de ne point s'amuser hors de la maison. Hân-wen le lui promit.
Il sortit aussitôt, suivi de Wang-touan, qui portait les offrandes, et se dirigea vers le cimetière de l'Ouest. Quand ils furent arrivés près du tombeau, Wang-touan rangea