ici, que j’avais plu particulièrement à mon oncle; là, que c’était une tante qui raffolait de moi; celui-ci, qu’il n’y avait pas à Pétersbourg de femmes semblables à moi; celle-là m’assurait qu’il ne dépendait que de moi de le vouloir pour être la femme la plus recherchée de la société. Il y avait surtout une cousine de mon mari, la princesse D., femme du grand monde, qui n’était plus jeune et qui, s’étant éprise de moi à l’improviste, me prodigua plus que toutes les autres les compliments les plus flatteurs et les mieux faits pour me tourner la tête. Quand, pour la première fois, cette cousine me proposa de venir à un bal et en témoigna le désir à mon mari, il se tourna vers moi, sourit imperceptiblement et non sans malice, et me demanda si je voulais y aller. Je fis avec la tête un signe d’assentiment et je me sentis rougir.
— On dirait une criminelle avouant ce dont elle aurait envie, remarqua-t-il en riant avec bonhomie.
— Tu m’as dit qu’il ne nous fallait pas aller dans le monde et que tu ne l’aimerais pas, repartis-je en souriant aussi et en lui jetant un regard suppliant.
— Si tu en as bien envie, nous irons.
— Vraiment, il vaut mieux que non.
— En as-tu envie, bien envie? Répétait-il.
Je ne répondis pas.
— Dans le monde en lui-même, là n’est pas encore le plus grand mal, poursuivit-il; ce qui est mauvais, malsain, ce sont des aspirations mondaines non satisfaites. Très-certainement il faut y aller et nous irons, conclut-il sans hésiter.
— À te dire vrai, répliquai-je, il n’y a rien au monde dont j’aie plus envie que d’aller à ce bal.
Nous nous y rendîmes, et le plaisir qu’il me procura dépassa pour moi toute attente. Au bal plus encore qu’auparavant, il me sembla que j’étais le centre autour duquel tout se mouvait; que c’était pour moi seule que cette grande salle était illuminée, que jouait la musique, que s’était réunie cette foule en extase devant moi. Tous, à commencer par le coiffeur et la femme de chambre, jusqu’aux danseurs et aux vieillards eux-mêmes, qui se promenaient à travers les salons, paraissaient me dire ou me donner à entendre qu’ils étaient fous de moi. L’impression générale que j’avais produite à ce bal, et que me communiqua ma cousine, se résumait à dire que je ne ressemblais en rien aux autres femmes, qu’il y avait en moi quelque chose de particulier qui rappelait la simplicité et le charme de la campagne. Ce succès me flatta tellement que j’avouai avec franchise à mon mari combien je désirerais, dans le cours de cet hiver, aller encore à deux ou trois bals, « et cela, » ajoutai-je en parlant un peu contre ma conscience, « afin de m’en rassasier une bonne fois. »
Mon mari y consentit volontiers et m’y accompagna, dans les premiers temps, avec un visible plaisir, joyeux de mes succès et oubliant complètement, paraissait-il du moins, ou désavouant ce qu’il avait jadis établi en principe. Plus tard, il commença à s’ennuyer évidemment et à se fatiguer de ce genre de vie que nous menions. Mais ce n’était cependant pas assez clair encore à mes yeux pour que, si je venais à remarquer le regard d’attention sérieuse qu’il dirigeait parfois sur moi, j’en comprisse la signification. J’étais tellement enivrée par cet amour qu’il me semblait avoir si subitement éveillé chez tant d’étrangers, par ce parfum d’élégance, de plaisir et de nouveautés que je respirais ici pour la première fois; l’influence morale de mon mari, qui jusque-là m’avait comme écrasée, s’était si soudainement évanouie; il m’était si doux, non-seulement de marcher dans ce monde de pair avec lui, mais même de m’y sentir placée plus haut que lui, et ensuite de ne l’en aimer qu’avec plus de force et d’indépendance qu’autrefois, que je ne pouvais comprendre que ce fût avec déplaisir qu’il me vît jouir de cette vie mondaine.
Je ressentais en moi-même un nouveau sentiment d’orgueil et de satisfaction intime quand, en entrant au bal, tous les yeux se tournaient vers moi, et que lui-même, comme s’il avait eu conscience d’arborer devant la foule ses droits de possession sur ma personne, se hâtait de me quitter et allait se perdre dans la masse des habits noirs. « Attends! Pensais-je souvent en cherchant des yeux au fond de la salle sa figure presque inaperçue et quelquefois très-ennuyée; attends! Quand nous rentrerons à la maison, tu sauras et tu verras pour qui j’ai cherché à être si belle et si brillante, tu sauras qui j’aime au-dessus de tout ce qui m’entourait ce soir. » Il me semblait très-sincèrement que mes succès ne me réjouissaient que pour lui, et aussi parce qu’ils me permettaient de les sacrifier à lui seul. Une seule chose, pensais-je encore, pouvait m’offrir des dangers dans cette vie mondaine: c’était que l’un de ceux qui me rencontraient dans le monde conçût de l’entraînement pour moi et que mon mari vînt à en concevoir de la jalousie; mais il avait tant de confiance en moi, il paraissait si calme et si indifférent, et tous ces jeunes gens me paraissaient, à moi, si nuls en comparaison de lui, que ce péril, le seul à mon sens que pût m’offrir la vie du monde, ne m’effrayait aucunement. Et, malgré tout, l’attention que tant de personnes m’accordaient dans les salons me procurait un plaisir, une satisfaction d’amour-propre, qui me faisaient trouver quelque mérite à mon amour lui-même pour mon mari, tout en imprimant à mes rapports avec lui plus d’assurance et en quelque façon plus de laisser-aller.
— J’ai remarqué que tu causais d’une manière bien animée avec N. N., dis-je un jour au retour d’un bal, en le menaçant du doigt et en lui nommant une des dames les plus connues de Pétersbourg, avec qui il s’était effectivement entretenu ce soir-là. Je voulais par là l’agacer un peu, car il était en ce moment particulièrement silencieux et avait l’air très-ennuyé.
— Ah! Pourquoi dire semblable chose? Et c’est toi qui l’as dite, Katia! Laissa-t-il échapper, les lèvres serrées et en fronçant le sourcil, comme s’il eût ressenti quelque douleur physique. Cela convient bien peu de ta part et vis-à-vis de moi! Laisse ces discours aux autres; de mauvais propos de cette espèce pourraient altérer tout à fait notre bonne entente, et j’espère encore que cette bonne entente reviendra.
Je me sentis confuse et je gardai le silence.
— Reviendra-t-elle, Katia? Que t’en semble? Me demanda-t-il.
— Elle n’est pas altérée et ne s’altérera point, dis-je; et alors, en effet, j’en étais convaincue.
— Que Dieu le permette, ajouta-t-il, mais il est temps que nous retournions à la campagne.
Ce fut toutefois la seule occasion où il me parla ainsi, et le reste du temps il me paraissait toujours que tout marchait pour lui aussi bien que pour moi, et pour moi j’étais si gaie, si joyeuse! Si parfois il venait à s’ennuyer, je me consolais en pensant que longtemps, pour lui, je m’étais ennuyée à la campagne; si nos rapports éprouvaient quelque changement, je pensais qu’ils reprendraient tout leur charme des que, l’été, nous nous retrouverions seuls dans notre maison de Nikolski.
C’est ainsi que l’hiver s’écoula pour moi sans que je m’en aperçusse, et en dépit de tous nos plans nous restâmes à Pétersbourg, même pendant les fêtes de Pâques. Le dimanche suivant, quand nous nous préparâmes enfin à partir, tout étant empaqueté, mon mari, qui avait terminé les emplettes pour cadeaux, fleurs, effets de toute sorte concernant notre vie à la campagne, se retrouva dans les dispositions d’esprit les plus tendres et les plus joyeuses. Là-dessus notre cousine vint inopinément nous voir et nous demander de prolonger encore jusqu’au samedi, afin de pouvoir aller au raout de la comtesse R. Elle me dit que la comtesse R. M’avait souvent invitée déjà, que le prince M., en ce moment à Pétersbourg, avait encore témoigné au dernier bal le désir de faire ma connaissance, que ce serait dans ce but qu’il viendrait au raout et qu’il disait partout que j’étais la plus jolie femme de la Russie. Toute la ville devait y être, et en un mot cela ne ressemblerait à rien si je n’y allais pas.
Mon mari était à l’autre bout du salon, causant avec je ne sais qui.
— Ainsi donc vous y viendrez, Katia? Dit ma cousine.
— Nous voulions partir après-demain