comme quelque chose de mal, et des élans de tendresse furieuse et de gaieté qui ne faisaient que l’effrayer. Il continuait observer encore mes dispositions d’esprit comme il l’avait fait jadis, et un jour il me proposa de partir pour la ville; mais je lui demandai de n’y point aller et de ne rien changer à notre genre de vie, de ne point toucher à notre bonheur. Et, effectivement, j’étais heureuse; mais je me tourmentais de voir que ce bonheur ne m’apportait avec lui aucun travail, aucun sacrifice, alors que je sentais languir en moi toutes les puissances du sacrifice et du travail. Je l’aimais, je voyais que j’étais tout pour lui; mais j’avais envie que tous vissent notre amour, qu’on voulût m’empêcher de l’aimer et que je l’aimasse tout de même. Mon esprit et jusqu’à mes sentiments trouvaient leur champ d’action, mais il y en avait un toutefois, le sentiment de la jeunesse, d’un certain besoin de mouvement, qui ne rencontrait point une satisfaction suffisante dans notre vie paisible. Pourquoi me disait-il que nous pouvions aller en ville quand l’envie m’en prendrait? S’il ne me l’avait pas dit, peut-être aurais-je compris que ce sentiment qui m’oppressait était une chimère pernicieuse, une faute dont j’étais coupable… Cependant, la pensée que je pouvais m’arracher à l’ennui, rien qu’en partant pour la ville, me traversait involontairement la tête; d’un autre côté c’était l’arracher à tout ce qu’il aimait; j’avais honte et en même temps il me coûtait que ce fût pour moi.
Le temps marchait, la neige s’accumulait de plus en plus contre les murailles de la maison, et nous étions toujours seuls et seuls encore, et toujours l’un vis-à-vis de l’autre; tandis que là-bas, je ne sais où, dans l’éclat et le bruit, la foule s’agitait, souffrait ou s’amusait, sans penser à nous ou à notre existence disparue. Le pis de tout pour moi était de sentir que chaque jour la chaîne des habitudes rivait notre vie dans un moule précis, que notre sentiment lui-même allait entrer en servage et se soumettre à la loi monotone et impassible du temps. Être gais le matin, respectueux à dîner, tendres le soir. Faire le bien! Me disais-je; c’est à merveille de faire le bien et de vivre honnêtement, comme il le dit: pour cela, nous avons encore le temps; mais il y a d’autres choses pour lesquelles aujourd’hui seulement je me sentirais de la force. Ce n’était point ce qu’il me fallait; ce qu’il m’aurait fallu, c’eût été la lutte: c’eût été que le sentiment nous servit de guide dans la vie, et non point que ce fût la vie qui guidât notre sentiment, J’aurais souhaité de m’approcher avec lui de l’abîme et de lui dire: Encore un pas et je m’y précipite, encore un mouvement et je péris; et lui alors, pâlissant sur le bord de cet abîme, il m’eût saisie de sa main puissante et m’eût tenue en suspens au-dessus du gouffre, si bien que mon cœur s’en fût senti glacé, et il m’eût ensuite emportée là où il l’aurait voulu.
Cette disposition de mon âme influait jusque sur ma santé elle-même, et mes nerfs commençaient à se déranger. Un matin, je me sentis encore plus mal en train qu’à l’ordinaire; il revint du comptoir d’assez mauvaise humeur, ce qui lui arrivait rarement; je le remarquai aussitôt et je lui demandai ce qu’il avait; mais il ne voulut pas me le dire, prétendant que cela n’en valait pas la peine. Comme je l’appris plus tard, l’ispravnik avait fait venir plusieurs de nos paysans, par mauvais vouloir pour mon mari avait exigé quelque chose d’illégal, et lui avait fait adresser des menaces. Mon mari n’avait encore pu digérer ce procédé, et comme au fond tout cela n’avait été que ridicule et pitoyable, il n’avait pas voulu m’en parler; mais il me parut, à moi, que s’il ne voulait m’en rien dire, c’était parce qu’il me comptait comme une enfant, et que je n’aurais, selon lui, pu comprendre ce qui l’intéressait. Je m’éloignai en silence, sans prononcer un mot, il s’en alla pour tout de bon dans son cabinet et en ferma la porte derrière lui. Dés que je ne l’entendis plus, je m’assis sur le divan et j’eus envie de pleurer. Pourquoi, me disais-je, persiste-t-il à m’humilier avec son calme solennel, à avoir toujours raison vis-à-vis de moi? Est-ce que je n’ai pas raison, moi aussi, quand je m’ennuie, quand partout je sens le vide, quand je veux vivre, me mouvoir, ne pas rester toujours au même endroit et ne pas sentir le temps marcher sur moi? Je veux aller en avant, chaque jour, chaque heure; je veux du nouveau, tandis que lui, il veut demeurer en place et m’y garder avec lui! Et cependant comme il lui serait facile de me contenter! Pour cela il n’y a pas besoin qu’il me mène à la ville; il faudrait seulement qu’il fût comme moi, qu’il ne cherchât point à se briser, à se contraindre de ses propres mains, et qu’il vécût tout simplement. Cela il me le conseille lui-même, et c’est lui qui n’est pas simple, voilà tout.
Je sentais les larmes me gagner, mon cœur d’entreprendre et mon irritation grandir contre lui. J’eus peur de cette irritation même et j’allai le trouver. Il était assis dans son cabinet et il écrivait. En entendant mes pas, il se retourna un moment pour me regarder d’un air calme et indifférent, et continua à écrire; ce regard ne me plut pas, et au lieu de m’avancer jusqu’à lui, je restai près de la table où il écrivait, et ouvrant un livre, je commençai à y jeter les yeux. Il se détourna alors une seconde fois et me regarda de nouveau:
— Katia, tu n’es pas dans ton assiette, me dit-il.
Je ne répartis que par un froid regard qui voulait dire: « Belle question? D’où vient tant d’amabilité? » Il secoua la tête, et timidement, tendrement, il, me sourit; mais, pour la première fois, mon sourire ne répondit pas à son sourire.
— Qu’avais-tu ce matin? Demandai-je, pourquoi ne m’avoir rien dit?
— Une vraie bagatelle! Un petit désagrément, reprit-il. Pourtant, je peux à présent te le raconter. Deux paysans ont été envoyés à la ville…
Mais je ne le laissai pas achever.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas raconté quand je te le demandais?
— Je t’aurais dit quelque sottise; j’étais alors fâché.
— C’est juste à ce moment-là qu’il fallait le faire.
— Et quelle raison?
— Pourquoi penses-tu que je ne puisse jamais t’aider en rien?
— Ce que je pense? Dit-il en jetant sa plume. Je pense que sans toi je ne pourrais vivre. En toutes choses, en toutes, non-seulement tu es une aide pour moi, mais c’est par toi que tout se fait. Tu es bien tombée vraiment! Poursuivit-il en riant. C’est en toi seulement que je vis; il me semble que rien n’est bien que parce que tu es là, que parce qu’il te faut…
— Oui, je le sais, je suis une gentille enfant qu’il faut tranquilliser, dis-je d’un tel ton qu’il me regarda tout surpris. Je ne veux pas de cette tranquillité; c’en est assez d’elle!
— Allons, vois un peu ce dont il s’agissait, commença-t-il précipitamment en m’interrompant, comme s’il eût craint de me donner le temps de tout dire: et voyons ce que tu en penses?
— A présent je ne le veux pas, répondis-je.
Quoique j’eusse bien envie de l’entendre, il m’était plus agréable, dans cet instant, de troubler sa tranquillité.
— Je ne veux pas jouer avec les choses de la vie, c’est vivre que je veux, ajoutai-je; tout comme toi.
Ses traits, où toutes les impressions venaient se peindre si rapidement et si vivement, exprimaient la souffrance et une attention puissamment excitée.
— Je veux vivre avec toi en parfaite égalité…
Mais je ne pus achever, tant je vis une douleur profonde se refléter sur son visage. Il se tut un moment.
— Et en quoi ne vis-tu pas avec moi sur un pied d’égalité? Dit-il: c’est moi, ce n’est pas toi que regardait l’affaire de l’ispravnik et des paysans ivres…
— Oui, mais il n’y a point que ce cas, dis-je.
— Pour l’amour de Dieu, veuille bien me comprendre, mon amie, continua-t-il; je sais que les soucis sont toujours chose douloureuse pour nous; j’ai vécu, et je le sais. Je t’aime et