voulait me faire sentir qu’il aurait pu trouver un meilleur parti et que je ne devais pas manquer de m’en souvenir toujours. Je l’avais parfaitement comprise et j’étais tout à fait de son avis.
Pendant ces deux dernières semaines, nous nous vîmes chaque jour; il venait dîner et restait jusqu’à minuit; mais quoiqu’il me dît souvent, et je savais qu’il disait vrai, qu’il ne pourrait vivre sans moi, jamais il ne passait auprès de moi la journée entière, et il faisait en sorte de poursuivre le soin de ses affaires. Nos relations demeurèrent au dehors, jusqu’à la noce, ce qu’elles avaient été auparavant; nous continuâmes à employer le vous l’un à l’égard de l’autre; il ne me baisait même pas la main, et non-seulement il ne cherchait pas, mais il évitait les occasions de se trouver tête à tête avec moi, comme s’il eût craint de trop se livrer à la grande et dangereuse tendresse qu’il portait en lui.
Tous ces jours-là le temps fut mauvais, et nous en passions la plus grande partie dans la chambre; nos entretiens avaient lieu dans l’angle qui sépare le piano et la fenêtre.
— Savez-vous qu’il y a une chose dont je veux vous parler depuis longtemps, me dit-il un jour que nous étions assis assez tard et en tête-à-tête dans ce même coin. Pendant que vous étiez au piano, je n’ai pas cessé d’y penser.
— Ne me dites rien, je sais tout, répondis-je.
— En effet, n’en parlons pas.
— Non, au fait, parlez; qu’est-ce que c’est? Demandai-je.
— Voilà ce que c’est. Vous vous souvenez, quand je vous ai raconté l’histoire de A et de B?
— Comment ne pas me rappeler cette sotte histoire. C’est encore heureux qu’elle se soit terminée ainsi…
— Un peu plus, et j’aurais détruit mon bonheur de mes propres mains; vous m’avez sauvé; mais le plus fort, c’est que je mentais alors; j’en ai conscience et je veux aujourd’hui tout vous dire.
— Ah! De grâce, ne le faites pas.
— Ne craignez rien, dit-il en souriant, il me faut seulement me justifier. Quand je commençai à vous parler, je voulais discuter.
— Pourquoi discuter? Dis-je, c’est ce qu’il ne faut jamais.
Il se tut en me regardant, puis il reprit:
— Au bout du compte, ce n’était pourtant pas une absurdité que je disais alors; évidemment il y avait de quoi craindre et j’en avais le droit. Tout recevoir de vous et vous donner si peu! Vous êtes encore une enfant, vous êtes le bouton qui n’est pas épanoui. Vous aimez pour la première fois, tandis que moi…
— Oh! Oui, dites-moi la vérité, m’écriai-je; mais tout à coup j’eus peur de sa réponse. Non, ne me dites rien, ajoutai-je.
— Si j’ai aimé auparavant? Est-ce cela? Dit-il, devinant instantanément ma pensée. Cela, je puis vous le dire. Non, je n’ai pas aimé. Jamais rien de pareil à ce sentiment… Aussi, ne voyez-vous pas qu’il me fallait bien réfléchir avant de vous dire que je vous aimais? Qu’est-ce que je vous donne? L’amour, c’est vrai.
— Est-ce si peu? Dis-je en le regardant en face.
— Oui, c’est peu, mon amie, peu pour vous. Vous avez la beauté et la jeunesse. Souvent, la nuit, le bonheur m’empêche de dormir; je pense sans cesse comment nous allons vivre ensemble. J’ai déjà beaucoup vécu, et cependant il me semble que je viens seulement de rencontrer ce qui fait le bonheur. Une douce vie, tranquille, dans notre coin retiré, avec la possibilité de faire du bien à ceux à qui il est si facile d’en faire et qui pourtant y sont si peu habitués; puis le travail, le travail d’où, on le sait, ressort toujours quelque profit; puis ensuite le délassement, la nature, les livres, la musique, l’affection de quelque personne intime: voilà mon bonheur, un bonheur plus élevé que je n’en ai jamais rêvé. Et au-dessus de tout cela, une amie telle que vous, peut-être une famille, en un mot tout ce qu’un homme peut désirer en ce monde!
— Oui, dis-je. — Pour moi qui ai dépassé la jeunesse, oui; mais pour vous, reprit-il. Vous n’avez pas encore vécu; dans autre chose peut-être vous eussiez voulu poursuivre le bonheur, et dans cette autre chose peut-être vous l’eussiez trouvé. Il vous semble à présent que tout cela, c’est en effet le bonheur, parce que vous m’aimez…
— Non, je n’ai jamais désiré ni aimé autre chose que cette douce vie de famille. Et vous venez de dire précisément ce que je pense moi-même.
Il sourit.
— Il vous semble ainsi, mon amie. Mais c’est peu pour vous. Vous avez la beauté et la jeunesse, répéta-t-il pensivement.
Cependant, je commençais à m’irriter de voir qu’il ne voulût pas me croire et qu’il eût en quelque sorte l’air de me reprocher ma beauté et ma jeunesse.
— Allons, pourquoi m’aimez-vous? Dis-je avec quelque colère: pour ma jeunesse ou pour moi-même?
— Je ne sais, mais j’aime, répondit-il en attachant sur moi un regard observateur et plein de séduction.
Je ne répondis rien et, involontairement, je le regardai dans les yeux. Tout à coup, il m’arriva quelque chose d’étrange. Je cessai de voir ce qui m’entourait, son visage lui-même disparut de devant moi, et je ne distinguai plus que le feu de ses yeux droit en face des miens; puis il me sembla que ces mêmes yeux pénétraient en moi, puis tout devint confus, je ne vis plus rien du tout et je fus obligée de fermer à demi les paupières pour m’arracher à ce sentiment mêlé de jouissance et d’effroi que ce regard avait produit en moi.
La veille du jour fixé pour le mariage, vers le soir, le temps s’éclaircit. Et après ces pluies, par où avait commencé l’été, se leva la première soirée brillante de l’automne. Le ciel était pur, rigide et pâle. J’allai me coucher, heureuse de la pensée qu’il ferait beau le lendemain pour notre jour de noce. Ce matin-là, je me réveillai en face du soleil et avec le sentiment que c’était déjà pour aujourd’hui… comme si cela m’eût effrayée et étonnée. J’allai au jardin. Le soleil venait seulement de se lever et brillait à travers les tilleuls de l’allée, dont les rameaux jaunis s’effeuillaient et jonchaient le sentier. Sur le ciel froid et serein, on n’aurait pu découvrir un seul nuage. Est-il bien possible que ce soit aujourd’hui? Me demandai-je, n’osant croire à mon propre bonheur. Est-il possible que demain je ne me réveillerai point ici, que je me réveillerai dans cette maison de Nikolski, avec ses colonnes, qui m’est à présent étrangère! Est-il possible que désormais je ne l’attendrai plus, je n’irai point à sa rencontre, je ne parlerai plus de lui le soir avoir Macha? Je ne m’assiérai plus au piano près de lui dans notre salle de Pokrovski? Je ne le reconduirai plus, en tremblant de peur derrière lui, par la nuit obscure? Pourtant, je me rappelais que la veille il m’avait dit que c’était pour la dernière fois qu’il venait, et d’un autre côté, que Macha m’avait engagée à essayer ma robe de noces. De sorte que, par moments, je croyais, puis que, de nouveau, je doutais. Était-ce bien vrai ce même jour, j’allais commencer à vivre avec une belle-mère, sans Nadine, sans le vieux Grégoire, sans Macha? Que le soir, je n’embrasserais plus ma bonne et ne l’entendrais plus me dire, en faisant le signe de la croix, suivant la vieille coutume: « Bonne nuit, mademoiselle. » Je n’allais plus donner à Sonia des leçons et jouer avec elle? Heurter le matin à travers la muraille et entendre son rire sonore? Était-il possible que ce fût bien aujourd’hui que je devinsse en quelque sorte étrangère à moi-même, et qu’une vie nouvelle, réalisant mes espérances et mes vœux, s’ouvrît à moi? Et était-il possible que cette vie nouvelle commençât pour toujours? J’attendais Serge avec impatience, tant il m’était difficile de rester seule avec ces pensées. Il arriva de bonne heure, et c’est seulement quand il fut là que je demeurai pleinement convaincue que j’allais aujourd’hui même être sa femme, et cette idée n’avait plus rien qui m’effrayât.
Avant le dîner, nous nous rendîmes à notre