fait la paix avec elle en organisant un jeu où ils devaient, à qui mieux mieux, croquer des cerises ensemble.
— Voulez-vous que je donne ordre d’en apporter encore, dis-je, ou bien, allons nous-mêmes en chercher?
Il prit l’assiette, posa les poupées dessus, et à nous trois nous allâmes à la cerisaie. Sonia, tout en riant, courait après lui, le tirant par son paletot pour qu’il lui rendit ses poupées. Il les rendit, et se retournant très-sérieusement vers moi:
— Allons, comment ne pas convenir que vous êtes la violette, me dit-il encore à voix basse, quoiqu’il n’y eût plus personne que l’on craignît d’éveiller: dès que je me suis approché de vous après avoir bravé tant de poussière, de chaleur, de fatigue, j’ai cru sentir la violette, non pas, il est vrai, cette violette aux forts parfums, mais celle, vous savez, qui pousse, la première, encore modeste, et qui respire à la fois la neige expirante et l’herbe printanière…
— Mais, dites-moi, la récolte marche-t-elle bien? Lui demandai-je aussitôt pour cacher la joyeuse confusion que ses paroles me faisaient éprouver.
— À merveille! Ce peuple est partout excellent, et plus on le connaît, plus on l’aime.
— Oh oui! Tout à l’heure, avant votre arrivée, de la place où j’étais, je suivais de l’œil le travail et j’avais conscience de leur voir prendre tant de peine, tandis que moi j’étais si à l’aise, que…
— Ne jouez pas avec ces sentiments, Katia, interrompit-il d’un air sérieux, en me jetant en même temps un regard caressant: c’est là une œuvre sainte. Que Dieu vous garde de poser en semblable matière!
— Aussi c’est à vous seul que je dis cela.
— Je le sais. Eh bien, et les cerises?
La cerisaie était close, il n’y avait pas là un seul jardinier (il les avait tous envoyés à la besogne). Sonia courut chercher la clef; mais lui, sans attendre qu’elle revint, grimpe sur un des angles en s’accrochant au réseau de filets, et sauta de l’autre côté.
— Voulez-vous me donner l’assiette? Me dit-il de là.
— Non, je voudrais cueillir moi-même; j’irai chercher la clef, sans doute Sonia ne la trouve pas.
Mais, en même temps, il me prit fantaisie de surprendre ce qu’il faisait là, ce qu’il regardait, sa manière d’être, en un mot, quand il supposait n’être vu de personne. Ou encore, tout simplement, peut-être n’avais-je pas envie, dans ce moment, de le perdre une seule minute de vue. Sur la pointe des pieds et à travers les orties, je lis le tour de la cerisaie et je gagnai le côté opposé, ou la clôture était plus basse; me dressant alors sur une cuve vide, de telle sorte que le mur ne me venait qu’à la poitrine, je me penchai sur l’enclos. Je parcourus des yeux tout ce qu’il contenait, les vieux arbres tout courbés aux larges feuilles dentelées, d’où pendaient verticalement des grappes de fruits noirâtres et juteux, et engageant ma tête sous les filets, j’aperçus Serge Mikaïlovitch au travers des rameaux tortus d’un vieux cerisier. Il pensait bien certainement que j’étais partie et que personne ne pouvait le voir.
La tête découverte et les yeux fermés, il était assis sur les débris d’un vieil arbre et roulait négligemment entre ses doigts un fragment de gomme de cerisier. Tout à coup il rouvrit les yeux et murmura quelque chose en souriant. Cette parole et ce sourire ressemblaient si peu à ce que je connaissais de lui, que j’eus honte de l’avoir épié. Il m’avait, en effet, semblé que cette parole était: Katia! Cela ne pouvait être, pensai-je. « Chère Katia! » répéta-t-il plus bas encore et plus tendrement. Mais, cette fois, j’entendis ces deux mots bien distinctement. Le cœur me battit si fort, je me sentis pénétrée d’une émotion si joyeuse, j’en fus même à tel point saisie, que je dus avec mes mains m’accrocher à la muraille pour ne pas tomber et aussi me trahir. Il entendit mon mouvement et regarda avec quelque effroi derrière lui; puis, baissant tout à coup les yeux, il rougit et devint pourpre comme un enfant. Il voulut me dire quelque chose, mais il ne le put pas, et son visage en devint de plus en plus écarlate. Cependant il sourit en me regardant. Je lui souris aussi. Toute sa physionomie respirait le bonheur; ce n’était plus alors, non, ce n’était plus un vieil oncle, me prodiguant caresses et enseignements; j’avais devant mes yeux un homme à mon propre niveau, m’aimant et me craignant; un homme que moi-même je craignais et que j’aimais. Nous ne nous disions rien, nous bornant à nous regarder l’un l’autre. Mais soudain il fronça le sourcil; sourire et flammes dans les yeux s’effacèrent ensemble, et il reprit avec moi son attitude froide et paternelle, comme si nous eussions fait quelque chose de mal, qu’il fût rentré en lui-même et qu’il m’eût conseillé d’en faire autant.
— Descendez de là, vous vous ferez mal, dit-il. Et arrangez vos cheveux; voyez un peu à quoi vous ressemblez!
Pourquoi dissimule-t-il ainsi? Pourquoi veut-il me faire de la peine? Pensai-je avec dépit. Et dans ce moment il me vint un désir irrésistible de le troubler encore et d’essayer ma puissance sur lui.
— Non, je veux faire une cueillette moi-même, dis-je; et m’accrochant des mains à une branche voisine, je sautai sur la muraille. Il n’eut pas le temps de me soutenir, que déjà je m’étais élancée par terre au milieu de la cerisaie.
— Quelle folie faites-vous là? S’écria-t-il, en rougissant de nouveau et en s’efforçant de cacher son trouble sous une apparence de dépit. Vous pouviez vous faire mal. Et comment sortirez-vous d’ici?
Il était troublé bien plus encore qu’auparavant, mais à présent ce trouble ne me réjouissait plus et m’effrayait au contraire. J’en étais atteinte à mon tour; je rougis, je m’écartai de lui, ne sachant plus que lui dire, et je me mis à cueillir des fruits que je ne savais où mettre. Je me faisais des reproches, je me repentais, j’avais peur, et il me semblait m’être, par cette démarche, à jamais perdue devant ses yeux. Nous restions ainsi tous les deux sans parler, et à tous deux ce silence pesait. Sonia, accourant avec la clef, nous tira de cette situation embarrassante. Nous persistions pourtant encore à ne point nous parler et nous nous adressions de préférence l’un et l’autre à Sonia. Quand nous fûmes retournés auprès de Macha, qui nous jura qu’elle n’avait pas dormi et qu’elle avait tout entendu, je me calmai, et, lui, il essaya de nouveau de reprendre son ton de protection paternelle. Mais cet essai ne lui réussit pas et ne me donna pas le change à moi-même; j’avais encore vivant dans mon souvenir un certain entretien qui avait eu lieu entre nous deux jours auparavant.
Macha avait énoncé cette opinion qu’un homme aime plus facilement qu’une femme, et sait facilement aussi exprimer son amour. Elle s’était ainsi résumée:
— Un homme peut dire qu’il aime, et une femme ne le peut pas.
— Et moi il me semble qu’un homme ne doit ni ne peut dire qu’il aime, avait-il répliqué.
Je lui avais demandé pourquoi.
— Parce que ce sera toujours un mensonge. Qu’est-ce que c’est que cette découverte qu’un homme aime? Comme s’il n’avait qu’à prononcer ce mot, et qu’il dût en sortir je ne sais quoi d’extraordinaire, un phénomène quelconque, faisant explosion d’un seul coup! Il me semble que ces gens qui vous disent solennellement: « Je vous aime, » ou se trompent eux-mêmes, ou, ce qui est pis encore, trompent les autres.
— Ainsi, d’après vous, une femme saura qu’on l’aime, quand on ne le lui dira pas? Demanda Macha.
— Cela, je ne le sais pas; chaque homme a sa manière de parler. Mais il y a tel sentiment qui sait se faire comprendre. Quand je lis des romans, je cherche toujours à me représenter la mine embarrassée du lieutenant Crelski ou d’Alfred, quand ils disent: « Éléonore, je t’aime! » et qu’ils pensent que, tout à coup, il va se produire quelque chose d’extraordinaire, tandis qu’il ne se produit rien du tout, ni en elle, ni en lui: visage, regard, et le reste, demeurent toujours les mêmes.
Sous cette