sortit de la chaumière et m’appela; mais moi, toute glacée et tremblante de peur, comme une criminelle, je m’enfuis à la maison. Macha me demanda d’où je venais, ce que j’avais? Mais je ne compris même pas ce qu’e1le disait et je ne lui répondis point. Tout, en ce moment, me paraissait si peu de chose et de si peu de conséquence! Je m’enfermai dans ma chambre et j’y marchai longtemps, seule, en long et en large, ne me sentant dans la disposition de rien faire, de rien penser, et incapable de me rendre aucun compte de mes propres sentiments. Je me représentais la joie de toute une famille, les paroles échappées de leur bouche à l’adresse de celui qui avait déposé l’argent, et cela me faisait de la peine maintenant de ne le leur avoir point donné moi-même. Je me demandais ce qu’aurait dit Serge Mikaïlovitch, s’il avait appris cette démarche, et je me réjouissais de ce qu’il ne la connaîtrait jamais. Et j’étais saisie d’une telle joie, si pénétrée de l’imperfection de tous et de moi-même, je considérais moi et tous les autres avec tant de douceur, que la pensée de la mort s’offrait à moi comme une vision de bonheur. Je souriais, je priais, je pleurais, et dans cet instant j’aimai tout à coup tous les êtres qui sont au monde, et je m’aimai moi-même d’une étrange ardeur. En cherchant dans les offices, je lus beaucoup de passages de l’Évangile, et tout ce que je lisais de ce livre me devenait de plus en plus intelligible; plus touchante et plus simple me paraissait l’histoire de cette vie divine, plus terribles et plus impénétrables ces profondeurs de sentiments et de pensées que je découvrais au travers de cette lecture. Mais aussi, combien tout me parut clair et facile quand, en quittant le livre, j’envisageai de nouveau la vie où j’étais jetée et que je méditai sur elle. Il me sembla impossible de ne point bien vivre, et très-simple d’aimer tout le monde comme d’être aimée de chacun. Tout le monde d’ailleurs était bon et doux avec moi, même Sonia, dont je continuais les leçons, et qui était devenue tout autre, qui s’efforçait de tout comprendre, de me satisfaire et de ne pas me chagriner. Ce que je cherchais à être pour les autres, les autres l’étaient pour moi.
Passant ensuite à mes ennemis, de qui je devais obtenir le pardon avant le grand jour, je me souvins seulement d’une demoiselle du voisinage dont, il y avait un an de cela, je m’étais moquée devant des visiteurs et qui avait cessé de venir nous voir. Je lui écrivis une lettre où je reconnaissais ma faute et où je lui demandais son pardon. Elle me répondit en sollicitant le mien, elle aussi, et en me pardonnant elle-même. Je versai des larmes de plaisir en lisant ces simples lignes, qui me parurent alors remplies d’un sentiment si profond et si touchant. Ma bonne pleura quand je lui demandai également pardon. Pourquoi tous étaient-ils si bons pour moi! Comment avais-je mérite tant d’affection? Me demandai-je.
Je me souvins alors involontairement de Serge Mikaïlovitch et je pensai à lui. Je ne pouvais faire autrement, et je ne comptai même point du tout cette distraction pour une légèreté. Il est vrai, je ne pensai aucunement à lui de la façon dont je l’avais fait cette nuit où, pour la première fois, je découvris que je l’aimais; je pensais à lui tout comme à moi-même, l’associant, malgré moi, à chacune des préoccupations de mon avenir. L’influence dominante que sa présence avait exercée sur moi s’effaçait complètement dans mon imagination. Je me sentais aujourd’hui son égale, et, du sommet de l’édifice idéal où je planais, j’avais de lui une pleine compréhension. Tout ce qui, chez lui, m’avait auparavant paru étrange, me devenait intelligible. Je savais apprécier aujourd’hui seulement cette pensée qu’il m’avait exprimée, que le bonheur ne consiste qu’à vivre pour les autres, et aujourd’hui j’en tombais parfaitement d’accord avec lui. Il me semblait qu’à nous deux nous jouirions d’un bonheur calme et illimité. Et je ne me représentais ni départ pour l’étranger, ni monde, ni éclat, mais toute une existence paisible, vie de famille à la campagne, abnégation perpétuelle de la volonté propre, amour perpétuel l’un de l’autre, reconnaissance perpétuelle et absolue » de la douce et secourable Providence.
Je fis mes dévotions, ainsi que je me l’étais proposé, le jour anniversaire de ma naissance. Mon cœur débordait tellement de bonheur quand, ce jour-là, je revins de l’ég1ise, qu’il en résultait pour moi toutes sortes de craintes, crainte de la vie, crainte de chaque sensation, crainte de tout ce qui pouvait troubler ce bonheur. Mais à peine étions-nous descendues du droschki sur le perron, que j’entendis retentir sur le pont le bruit si connu du cabriolet de Serge Mikaïlovitch et que je l’aperçus lui-même. Il m’adressa ses félicitations et nous entrâmes ensemble au salon. Jamais, depuis que je le connaissais, je ne m’étais trouvée si tranquille auprès de lui, ni si indépendante que ce matin-là. Je sentais que je portais en moi un monde tout entier, tout nouveau, qu’il ne comprenait pas et qui lui était supérieur. Je ne sentais pas auprès de lui la moindre agitation. Peut-être comprit-il pourtant ce qui se passait en moi, car il me montra une douceur d’une délicatesse particulière et comme une religieuse déférence. Je m’étais approchée du piano, mais il le ferma et en mit la clef dans sa poche en disant:
— Ne gâtez point l’état d’esprit ou je vous vois; il se joue en vous, à l’heure qu’il est, au fond de votre âme, une musique dont n’approche aucune autre harmonie de ce monde!
Je lui fus reconnaissante de cette pensée, et, en même temps, il me fut un peu désagréable qu’il comprit ainsi et trop facilement, trop clairement, tout ce qui, dans le domaine de mon âme, devait rester secret pour tous.
Après le dîner, il dit qu’il était venu me féliciter et aussi me faire ses adieux, parce que le lendemain il partait pour Moscou. En prononçant ces mots il regarda Macha, et ensuite il me jeta rapidement un coup d’œil, comme s’il craignait de remarquer quelque émotion sur mon visage. Mais je ne parus ni étonnée, ni troublée, et je ne lui demandai même pas si son absence serait longue. Je savais qu’il tiendrait ce langage et je savais qu’il ne partirait pas. Comment le savais-je? Je ne peux maintenant l’expliquer en aucune façon; mais dans ce jour mémorable il me semblait que je savais tout ce qui avait été et tout ce qui serait. J’étais comme dans un de ces rêves heureux où l’on a une sorte de vision lumineuse de l’avenir comme du passé.
Il voulait partir aussitôt après le dîner; mais Macha, en sortant de table, alla faire sa sieste, et il dut attendre qu’elle se réveillât, afin de lui dire adieu.
Le soleil donnait en plein dans le salon, nous nous rendîmes sur la terrasse. À peine étions-nous assis que j’entamai, avec un calme parfait, la conversation qui allait décider du sort de mon amour. Je commençai donc à parler, ni plus tôt ni plus tard, mais à la minute même où nous nous trouvâmes en face l’un de l’autre, et il ne fut rien dit de plus; il ne se glissa dans le ton et le caractère général de l’entretien rien qui pût entraver ce que j’avais voulu dire. Je ne puis moi-même comprendre d’où me vinrent ce calme, cette résolution et cette précision dans mes paroles. On eût dit que ce n’était pas moi qui parlais et que je ne sais quoi d’indépendant de ma propre volonté me faisait parler. Il était assis en face de moi, et, ayant tiré à lui une branche de lilas, il l’arracha avec ses feuilles. Quand j’ouvris la bouche, il laissa échapper cette branche et se couvrit le visage avec la main. Cette pose pouvait être celle d’un homme parfaitement calme, aussi bien que celle d’un homme livré à une grande agitation.
— Pourquoi partez-vous? Commençai-je d’un ton résolu; et je m’arrêtai en le regardant droit dans les yeux.
Il ne répondit pas tout de suite.
— Une affaire! Articula-t-il en baissant les yeux.
Je compris qu’il lui semblait difficile de feindre devant une question faite par moi aussi franchement.
— Écoutez, dis-je, vous savez ce qu’est pour moi le jour où nous sommes. Sous beaucoup de rapports, c’est un grand jour. Si je vous interroge, ce n’est pas seulement pour vous témoigner de l’intérêt (vous savez que je suis habituée à vous et que je vous aime), je vous interroge parce qu’il me faut savoir. Pourquoi partez-vous?
— Il m’est excessivement difficile de vous dire la vérité, de vous dire pourquoi je pars. Pendant cette semaine j’ai beaucoup pensé à vous et