León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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Jamais je ne l’ai dit, jamais je n’ai fléchi un genou, avait-il répondu en riant, et jamais je ne le ferai.

      — Oui, il n’a que faire de me dire qu’il m’aime, pensais-je, à présent que je me rappelais si vivement cet entretien. Il m’aime, et je le sais. Et tous ses efforts pour paraître indifférent ne sauraient m’en ôter la conviction.

      Pendant toute cette soirée, il me parla très-peu; mais dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses mouvements et de ses regards je sentais l’amour et je n’en conservais aucun doute. La seule chose qui me donnât du dépit et du chagrin était de voir qu’il jugeât nécessaire encore de le cacher et de feindre la froideur, quand déjà tout était si clair et quand nous aurions pu si facilement et si simplement être heureux, au delà même du possible. Mais, d’un autre côté, je me tourmentais comme d’un crime d’avoir sauté dans la cerisaie pour le rejoindre, et il me semblait toujours qu’il avait dû cesser de m’estimer et concevoir du ressentiment contre moi.

      Après le thé, j’allai au piano et il me suivit.

      — Jouez quelque chose, Katia; il y a longtemps que je ne vous ai entendue, me dit-il en me joignant dans le salon.

      — Je voulais… Serge Mikaïlovitch! Et soudain je le regardai droit dans les yeux. Vous n’êtes pas fâché contre moi?

      — Et pourquoi?

      — Pour ne pas vous avoir obéi cette après-dînée? Dis-je en rougissant.

      Il me comprit, secoua la tête et se mit à sourire. Et ce sourire disait qu’il m’aurait bien un peu grondée, en effet, mais qu’il ne se sentait plus la force de le faire.

      — C’est fini, n’est-ce pas? Et nous voilà de nouveau bons amis? Dis-je en m’asseyant au piano.

      — Je le crois bien!

      Dans cette grande salle, très-élevée de plafond, il n’y avait que deux bougies sur le piano, et le reste de la pièce demeurait plongé dans une demi-obscurité. Par les fenêtres ouvertes on découvrait les lumineux aspects d’une nuit d’été. Partout régnait le calme le plus parfait, que troublaient seuls par intervalles le craquement des pas de Macha dans le salon qui n’était point éclairé, ainsi que le cheval de Serge Mikaïlovitch qui, attaché sous une des croisées, s’ébrouait et écrasait les bordures sous ses sabots. Il s’assit derrière moi, de telle sorte que je ne pouvais le voir; mais au sein des ténèbres incomplètes de cette chambre, dans les sons qui la remplissaient, au fond de moi-même, je ressentais sa présence. Chacun de ses regards, de ses mouvements, que je ne pouvais cependant distinguer, pénétrait et retentissait dans mon cœur. Je jouai la sonate-fantaisie de Mozart, qu’il m’avait apportée et que j’avais apprise devant lui et pour lui. Je ne pensais pas du tout à ce que je jouais, mais il paraît que je jouais bien, et il me semblait que cela lui plaisait. Je partageais la jouissance qu’il éprouvait lui-même et, sans le voir, je comprenais que de sa place ses regards étaient fixés sur moi. Par un mouvement tout à fait involontaire, tandis que mes doigts continuaient à parcourir les touches sans conscience de ce qu’ils faisaient, je le regardais moi-même; sa tête se détachait sur le fond lumineux de la nuit. Il était assis, le front appuyé sur sa main, et me contemplait attentivement de ses yeux étincelants. Je souris en surprenant ce regard et je cessai de jouer. Il sourit aussi, pencha la tête sur les notes d’un air de reproche, comme pour me demander de continuer. Quand j’eus fini, la lune, tout au sommet de sa course, jetait de vives lueurs, et à côté de la faible flamme des bougies, versait dans la pièce, par les fenêtres, des flots d’une autre clarté tout argentine qui inondait le parquet de ses reflets. Macha dit que ce que je faisais ne ressemblait à rien, que je m’étais arrêtée au plus bel endroit, et que, d’ailleurs, j’avais mal joué; il protesta au contraire que jamais je n’avais mieux réussi que ce jour-là, puis il se mit à arpenter, de la salle au salon, qui était obscur, et de nouveau du salon à la salle, et chaque fois il me regardait en souriant. Je souriais aussi, et même sans cause aucune; j’avais envie de rire, tant j’étais heureuse de ce qui s’était passé ce jour-là et à l’instant même. Pendant que la porte me le dérobait un moment, je sautai au cou de Macha et je commençai de l’embrasser à ma place favorite, sur son cou potelé et au-dessous du menton; puis, dès qu’il reparut, je repris un visage sérieux et je retins un rire à grand’peine.

      Qu’est-ce qui lui arrive aujourd’hui? Lui demanda Macha.

      Mais il ne répondit pas et se contenta de badiner sur mon compte. Il savait bien ce qui m’arrivait.

      — Voyez un peu, quelle nuit! Dit-il, du salon où il se tenait debout, devant la porte du balcon sur le jardin.

      Nous allâmes le rejoindre, et, effectivement, c’était une nuit telle que je n’en ai jamais ensuite vu une semblable. La pleine lune rayonnait derrière nous, au-dessus de la maison, d’un éclat que depuis je ne lui ai plus retrouvé; la moitié des ombres projetées par les toits, les piliers et la tente de la terrasse allait s’étaler en biais et en raccourci sur le sentier sablonneux et sur le grand ovale de gazon. Tout le surplus resplendissait de lumière et était couvert d’une rosée qu’argentaient les clartés de la lune. Un large chemin, tout bordé de fleurs que coupait en travers, sur un de ses bords, l’ombre des dahlias et de leurs tuteurs, vraie voie lumineuse et fraîche ou scintillaient des cailloux anguleux, s’allongeait dans l’espace et dans la brume. On voyait briller derrière les arbres les toits de l’orangerie, et du fond du ravin s’élevait un brouillard qui s’épaississait à tout instant. Les touffes de lilas, déjà un peu dégarnies, étaient éclairées jusqu’au pied de leurs tiges. Rafraichies par la rosée, les fleurs pouvaient maintenant se distinguer les unes des autres. Dans les allées, l’ombre et la lumière se confondaient de telle sorte qu’on n’eût plus dit des arbres et des sentiers, mais des édifices transparents et agités de molles vibrations. Sur la droite, dans l’ombre de la maison, tout était noir, indistinct, presque effrayant. Mais au delà ressortait, plus resplendissante encore sur cette zone obscure, la tête fantastique d’un peuplier qui, par je ne sais quel effet étrange, s’arrêtait tout auprès et au-dessus de la maison dans une auréole de claire lumière, au lieu de finir dans les lointaines profondeurs de ce ciel d’un bleu sombre.

      — Allons promener, dis-je.

      Macha y consentit, mais ajouta que je devais mettre des galoches.

      — Ce n’est pas nécessaire, dis-je; Serge Mikaïlovitch me donnera le bras.

      Comme si cela avait dû m’empêcher de me tremper les pieds! Mais, dans ce moment-là, pour chacun de nous trois, pareille folie était admissible et n’avait rien d’étonnant. Il ne m’avait jamais donné le bras et à présent je le pris de moi-même, et il n’en parut pas surpris. Nous descendîmes tous les trois sur la terrasse. Tout cet univers, ce ciel, ce jardin, cet air que nous respirions, ne me semblaient plus ceux que j’avais toujours connus.

      Quand je regardai devant moi, dans l’allée où nous entrions, je me figurai qu’on ne pouvait aller plus loin, que là finissait le monde possible et que tout devait y demeurer pour jamais fixé dans sa beauté présente!

      Cependant, à mesure que nous avancions, cette muraille enchantée, faite de beauté pure, s’écartait devant nous et nous livrait passage, et je me retrouvais alors au milieu d’objets familiers, jardin, arbres, sentiers, feuilles sèches. Et c’était bien dans ces sentiers que, nous nous promenions et que nous traversions les cercles lumineux alternés d’autres sphères de ténèbres, que les feuilles sèches bruissaient sous nos pieds et que de tendres branchages venaient me heurter le visage. C’était bien lui qui, marchant près de moi à pas lents et égaux, laissait reposer sur le sien mon bras avec réserve et circonspection. C’était bien la lune au haut des cieux qui nous éclairait à travers les branches immobiles.

      Un moment je le regardai. Il n’y avait pas un seul tilleul qui s’élevât dans la partie de l’allée que nous traversions, et son visage m’apparaissait en pleine clarté. Il était si beau et avait l’air si heureux…

      Il disait: « N’avez-vous