León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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Comme il m’a étrangement regardée, pensai-je, pendant qu’à la hâte je montais l’escalier pour aller me rhabiller. Enfin, grâce à Dieu, le voilà arrivé, nous allons être plus gais! Et après avoir jeté un coup d’œil dans la glace, je redescendis, toute joyeuse, et, sans dissimuler mon empressement, j’arrivai hors d’haleine sur la terrasse. Il était assis près de la table et parlait avec Macha de nos affaires. M’ayant aperçue, il me jeta un sourire et continua à causer. Nos affaires, à ce qu’il disait, étaient dans l’état le plus satisfaisant. Nous n’avions plus maintenant qu’à achever l’été à la campagne, et nous pourrions aller ensuite, soit à Pétersbourg pour l’éducation de Sonia, soit à l’étranger.

      — Ce serait très-bien si vous veniez avec nous à l’étranger, dit Macha, mais seules nous y serions comme dans un bois.

      — Ah! Plût à Dieu que je pusse faire avec vous le tour du monde, répliqua-t-il, moitié plaisamment, moitié sérieusement.

      — Soit, dis-je alors, allons faire le tour du monde!

      Il sourit et secoua la tête.

      — Et ma mère? Et mes affaires? Allons, laissons cela, et racontez-moi un peu comment vous avez passé le temps. Serait-il possible que vous ayez encore eu le spleen?

      — Quand je lui eus raconté que, sans lui, j’avais su m’occuper et ne pas m’ennuyer, et que Macha le lui eut confirmé, il me donna des éloges, m’adressant des paroles et des regards d’encouragement comme à un enfant, et comme s’il en eût eu véritablement le droit. Il me parut convenable de lui faire part en détail, et surtout très-sincèrement, de tout ce que j’avais fait de bien et de lui avouer, comme en confession, tout ce qui au contraire pouvait mériter son blâme. La soirée était si belle que, le thé emporté, nous restâmes sur la terrasse, et je trouvai la conversation si intéressante que je ne m’aperçus pas qu’insensiblement tous les bruits de la maison s’étaient assoupis autour de nous. De toutes parts se dégageaient les parfums pénétrants des fleurs, la rosée plus abondante baignait les gazons, le rossignol exécutait ses roulades tout près de nous à l’abri des buissons de lilas, puis se taisait au bruit de nos voix. Le ciel étoilé semblait s’abaisser sur nos têtes.

      Ce qui m’avertit de la venue de la nuit, ce fut d’entendre tout à coup sous la tente de la terrasse le vol sourd d’une chauve-souris qui se débattait effrayée autour de ma robe blanche. Je m’acculai contre le mur et fus sur le point de jeter un cri, mais la chauve-souris, tout aussi sourdement, s’échappa de dessous notre abri et alla se perdre dans les ombres du jardin.

      — Que j’aime votre Pokrovski, dit Serge Mikaïlovitch en interrompant la conversation… On voudrait pour toute la vie s’arrêter sur cette terrasse!

      — Eh bien, répliqua Macha, arrêtez-vous-y.

      — Ah oui! S’arrêter; la vie, elle ne s’arrête pas!

      — Pourquoi ne vous mariez-vous pas? Continua Macha. Vous auriez fait un excellent mari!

      — Pourquoi? Dit-il en souriant. Il y a longtemps qu’on a cessé de me compter comme un homme mariable!

      — Quoi? Reprit Macha, trente-six ans, vous vous prétendez déjà fatigué de vivre?

      — Oui, certes, et même tellement fatigué que je ne demande plus qu’à me reposer. Pour se marier, il faut avoir autre chose à offrir. Tenez, demandez à Katia, ajouta-t-il en me montrant de la tête. Voilà qui il faut marier. Et nous, notre rôle est de jouir de leur bonheur.

      Dans l’intonation de sa voix, on sentait une mélancolie secrète, une certaine tension, qui ne m’échappèrent pas. Il garda un moment le silence; ni moi, ni Macha, nous ne disions rien.

      — Figurez-vous un peu, commença-t-il enfin en revenant vers la table, si tout à coup, par je ne sais quel déplorable accident, je venais à me marier avec une jeune fille de dix-sept ans, comme Katia Alexandrovna! Voilà un bel exemple, et je suis content qu’il s’applique si bien à la circonstance…, il ne pouvait y en avoir un meilleur.

      Je me mis à rire, mais je ne pouvais pas du tout comprendre de quoi il se montrait si content, ni ce qui s’appliquait si bien…

      — Eh bien, dites-moi la vérité, la main sur le cœur, poursuivit-il en se tournant vers moi d’un air de plaisanterie, est-ce que ce ne serait pas un grand malheur pour vous que d’unir votre vie à un homme déjà vieux, ayant fait son temps, qui ne veut plus que rester là où il est, quand vous, Dieu sait où vous ne voudrez pas courir à votre fantaisie!

      Je me sentais mal à l’aise et je me taisais, ne sachant trop que répondre.

      — Je ne viens pas vous demander votre main, dit-il en riant, mais, en vérité, dites si c’est à un tel mari que vous rêviez quand le soir vous vous promeniez à travers les allées; et si ce ne serait pas là un grand malheur?

      — Pas un si grand malheur… Commençai-je.

      — Et pas un grand bien non plus, acheva-t-il.

      — Oui, mais je puis me tromper…

      Il m’interrompit encore.

      — Vous voyez, elle a parfaitement raison, je lui sais gré de sa franchise et je suis enchanté que cet entretien ait eu lieu entre nous. J’ajouterai que c’eût été pour moi le plus grand malheur.

      — Quel original vous faites, vous n’avez guère changé, dit Macha, et elle quitta la terrasse pour ordonner que l’on servit le souper.

      Nous gardâmes le silence après le départ de Macha, et tout demeurait muet aussi autour de nous. Le seul rossignol avait recommencé non plus ces chants du début de la soirée, saccadés et indécis, mais celui de la nuit, lent et tranquille, dont les roulades remplissaient tout le jardin, et du fond du ravin il y avait un autre rossignol qui, pour la première fois, lui répondait au loin. Le plus rapproché se taisait alors, comme s’il eût écouté un instant, puis de nouveau il égrenait dans les airs ses trilles plus éclatants encore et plus élevés. Et leurs voix résonnaient avec un calme suprême au sein de ce monde de la nuit qui est à eux et où nous demeurons comme étrangers. Le jardinier se rendait à l’orangerie pour se coucher, et sous ses grosses bottes ses pas retentissaient sur le sentier toujours en s’éloignant de plus en plus. Quelqu’un lança à deux reprises vers la montagne d’aigus coups de sifflet, et ensuite tout rentra dans le silence. À peine si on entendait une feuille remuer; cependant la tente de la terrasse se gonfla tout à coup, fut agitée par un souffle d’air et un parfum plus pénétrant courut jusqu’à nous. Ce silence m’embarrassait, mais je ne savais que dire. Je le regardai. Ses yeux, qui brillaient dans l’ombre, étaient attachés sur moi.

      — Il fait bon vivre en ce monde! Murmura-t-il.

      Je ne sais pourquoi, sur ces mots je soupirai.

      — Quoi donc? Dit-il.

      — Oui, il fait bon vivre en ce monde! Répétai-je.

      Et nous retombâmes dans le silence, et de nouveau je me sentis mal à l’aise. Il me passait toujours par la tête que je lui avais fait de la peine, en convenant avec lui qu’il était vieux; j’aurais voulu le consoler et je ne savais comment m’y prendre.

      — Mais, adieu! Me dit-il en se levant; ma mère m’attend pour le souper. Je l’ai à peine vue aujourd’hui.

      — J’aurais bien voulu vous jouer une nouvelle sonate.

      — Une autre fois, me répondit-il froidement, du moins à ce qu’il me parut; puis, faisant un pas, il dit avec un geste simple:

      — Adieu.

      Il me sembla plus que jamais alors que je lui avais fait de la peine, et j’en fus toute triste. Nous le reconduisîmes, Macha et moi, jusqu’au perron et nous restâmes dans la cour, regardant du côté du chemin ou il avait disparu. Quand on eut cessé d’entendre le dernier piétinement de son cheval, je me promenai autour de la terrasse, puis je