le cours de tout l’été, il vint nous voir deux ou trois fois par semaine; je m’habituai si bien à lui que, quand il restait un peu plus longtemps sans revenir, il me semblait pénible de vivre ainsi seule; je me fâchais intérieurement contre lui et je trouvais qu’il agissait mal en me délaissant. Il se transforma vis-à-vis de moi en une sorte d’amical camarade, me questionnant, provoquant de ma part la franchise la plus sincère, me donnant des conseils, des encouragements, me grondant quelquefois, m’arrêtant au besoin. Mais malgré ces efforts pour rester toujours à mon niveau, je sentais qu’à côté de tout ce que je connaissais de lui, il existait en lui un monde tout entier auquel je demeurais étrangère et où il ne jugeait pas nécessaire de m’admettre, et cela plus que tout entretenait chez moi la déférence que je lui portais, et en même temps m’attirait vers lui. Je savais par Macha et par les voisins qu’outre ses soins pour sa vieille mère, avec qui il demeurait, outre son ménage agricole et notre tutelle, il avait encore sur les bras certaines affaires intéressant la noblesse, qui lui causaient beaucoup de désagréments; mais comment il envisageait toute cette situation, quels étaient là-dessus ses pensées, ses plans, ses espérances, c’est ce que je ne pus jamais démêler en lui. Si j’essayais d’amener la conversation sur ses affaires, son front se plissait d’une certaine façon, comme s’il eût dit: « Restons-en là, je vous prie; qu’est-ce que cela vous fait? » Et il portait l’entretien sur autre chose. Au commencement je m’en offensai, puis j’en pris si bien l’habitude que jamais nous ne parlions que de ce qui me concernait, et j’avais fini par le trouver tout naturel.
Au début j’éprouvai aussi quelque déplaisir, tandis qu’ensuite je trouvai au contraire un certain charme à voir la parfaite indifférence, je dirais presque le mépris qu’il témoignait pour mon extérieur. Jamais ni par ses regards, ni par ses paroles, il ne me laissait comprendre le moins du monde qu’il me trouvait jolie; loin de là, il fronçait le sourcil et se mettait à rire, quand quelqu’un venait à dire devant lui que je n’étais pas mal. Il se plaisait même à relever en moi des défauts du visage et à me taquiner à leur propos. Les robes à la mode, les coiffures dont Macha aimait à me parer les jours de fête ne faisaient qu’exciter ses railleries, ce qui chagrinait beaucoup la bonne Macha et dans les premiers temps me déconcertait moi-même avec quelque raison. Macha, qui avait décidé dans sa pensée que je plaisais à Serge Mikaïlovitch, ne pouvait pas du tout comprendre comment il ne préférait pas que cette femme, qui lui plaisait, se montrât à son avantage. Mais je me rendis bientôt compte de ce qu’il fallait avec lui. Il voulait croire que je n’étais pas coquette. Et quand je l’eus bien compris, il ne resta plus même en moi l’ombre de coquetterie en matière d’ajustement, de coiffure ou de maintien; elle se trouva remplacée, petite ruse cousue de fil blanc, par une autre coquetterie, celle de la simplicité, alors que je ne parvenais pas encore à être simple moi-même. Je voyais qu’il m’aimait: était-ce comme une enfant, était-ce comme une femme, je ne me l’étais pas demandé jusque-là; cet amour m’était cher, et sentant qu’il me comptait pour la meilleure fille du monde, je ne pouvais point ne pas désirer que cette fraude continuât à l’aveugler. Et en effet, je le trompais presque involontairement. Mais, en le trompant, je devenais tout de même meilleure. Je sentais qu’il serait mieux et plus digne de lui dévoiler de bons côtés de mon âme plutôt que ceux de ma personne. Mes cheveux, mes mains, ma figure, mes allures, quels qu’ils fussent en bien ou en mal, il me semblait que d’un coup d’œil il avait pu les apprécier et qu’il savait très-bien qu’eussé je voulu le tromper, je ne pouvais rien ajouter à mes dehors. Mon âme, au contraire, il ne la connaissait point: parce qu’il l’aimait, parce que précisément dans ce même temps elle était en pleine voie de croissance et de développement, enfin parce qu’en pareille matière il m’était facile de le tromper et que je le trompais en effet. Quel allégement n’éprouvai-je pas vis-à-vis de lui, quand une fois j’eus bien compris tout cela! Ces agitations sans motif, ce besoin de mouvement qui m’oppressait en quelque sorte disparurent complètement. Il me sembla dès lors que, soit en face, soit de côté, assise ou debout, que j’eusse les cheveux plats ou relevés, il me regardait toujours avec plaisir, qu’il me connaissait maintenant tout entière, et je m’imaginai qu’il était aussi content de moi que je l’étais moi-même. Je crois vraiment que si, contre son habitude, il m’avait dit tout à coup, comme les autres, que j’étais jolie, j’en aurais même été un peu fâchée. Mais, en revanche, quelle joie, quelle sérénité j’éprouvais au fond de l’âme quand, à l’occasion de quelques paroles qu’il avait entendu sortir de ma bouche, il me regardait avec attention et me disait d’un ton ému qu’il s’efforçait de rendre plaisant:
— Oui, oui, il y a en vous quelque chose! Vous êtes une brave fille et je dois vous le dire.
Et pourquoi recevais-je ces récompenses qui venaient remplir mon cœur de joie et d’orgueil? Tantôt pour avoir dit que je sympathisais à l’amour du vieux Grégoire pour sa petite fille, tantôt parce que j’avais été émue jusqu’aux larmes en lisant des poésies ou un roman, parce que j’avais préféré Mozart à Schuloff. C’était pour moi un sujet d’étonnement que l’intuition inaccoutumée qui me faisait deviner ce qui était bien et ce qu’on devait aimer, alors que je ne savais encore positivement pas ce qui était bien ni ce qu’il fallait aimer. La plupart de mes habitudes passées et de mes goûts lui déplaisaient, et il suffisait d’un mouvement imperceptible de ses sourcils, d’un regard, pour me faire comprendre qu’il désapprouvait ce que je voulais faire, ou d’un certain air de pitié un peu dédaigneuse qui lui était particulier, pour que je crusse aussitôt ne plus aimer ce que j’avais aimé. Si la pensée lui venait de me donner un conseil sur n’importe quelle chose, je savais à l’avance ce qu’il allait me dire. Il m’interrogeait du regard, et déjà ce regard m’avait arraché la pensée qu’il voulait connaître. Toutes mes pensées, tous mes sentiments de ce temps-là n’étaient plus à moi, et c’étaient sa pensée, son sentiment qui tout à coup devenaient les miens, qui pénétraient dans ma vie et venaient l’illuminer en quelque sorte. D’une manière tout à fait insensible pour moi, je commençai à voir toutes choses avec d’autres yeux, aussi bien Macha que mes gens, que Sonia, que moi-même et mes propres occupations. Les livres, qu’autrefois je lisais uniquement pour combattre l’ennui, m’apparurent tout à coup comme un des plus grands charmes de la vie; et cela toujours pour cette seule raison que nous nous entretenions, lui et moi, de livres, que nous les lisions ensemble et qu’il me les apportait. Auparavant, mon travail auprès de Sonia, les leçons que je lui donnais, je les considérais comme une pénible obligation que je m’efforçais de remplir seulement par esprit de devoir; maintenant qu’il venait quelquefois assister aux leçons, une de mes joies était d’observer les progrès de Sonia. Apprendre en entier un morceau de musique m’avait toujours paru impossible, et à présent, sachant qu’il l’écouterait et que peut-être il y applaudirait, je n’hésitais plus à jouer quarante fois de suite le même passage, si bien que la pauvre Macha avait fini par se boucher les oreilles avec de la ouate, tandis que, moi, je n’y trouvais aucun ennui. Ces vieilles sonates se phrasaient aujourd’hui sous mes doigts d’une tout autre façon et d’une façon bien supérieure. Même Macha, que je connaissais pourtant et aimais comme moi-même, était à mes yeux toute changée. Je comprenais alors seulement que rien n’avait obligé Macha à être ce qu’elle avait été pour nous, une mère, une amie, comme un esclave de nos fantaisies. Je comprenais toute l’abnégation, tout le dévouement de cette créature si affectionnée, je comprenais la grandeur de mes obligations envers elle et je l’en aimais d’autant mieux. Il m’avait encore appris à considérer nos gens, nos paysans, nos droroviès, nos servantes sous un jour tout autre que je ne l’avais fait jusqu’ici. C’est comique à dire, mais à dix-sept ans je vivais au milieu d’eux bien plus étrangère à eux que je ne l’eusse fait à l’égard de gens que je n’aurais jamais vus; pas une fois je n’avais pensé qu’ils fussent des êtres susceptibles, eux aussi, d’amour, de désirs, de regrets, comme moi-même. Notre jardin, nos bois, nos champs, que je connaissais depuis que j’étais née, devinrent soudain pour moi des objets tout nouveaux, et je commençai à en admirer la beauté. Ce n’était pas à tort qu’il disait souvent que, dans la vie, il n’y avait qu’un bonheur certain: vivre pour les autres. Cela me paraissait