et livra passage à une jeune et jolie Française: c’était la blonde MlleBourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s’écria: «Ah! Quel bonheur pour la princesse!… Il faut que je la prévienne!…
— Non, non, de grâce! Vous êtes MlleBourrienne: je vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous attend guère, n’est-ce pas?…»
Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver une impression pénible.
Sa femme entra la première; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre, pendant que MlleBourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.
Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. MlleBourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.
«Ah! Chère. – Ah! Marie, dirent-elles à la fois en riant.
— Savez-vous bien que j’ai rêvé de vous cette nuit?
— Vous ne nous attendiez pas?… Mais, Marie, vous avez maigri!
— Et vous, vous avez repris…
— J’ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s’écria MlleBourrienne.
— Et moi qui ne me doutais de rien… Ah! André, je ne vous voyais pas!»
Le prince André et sa sœur s’embrassèrent.
«Quelle pleurnicheuse!» lui dit-il, pendant qu’elle fixait sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s’arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de s’abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever aussitôt et s’épanouir dans un gai sourire, qui faisait ressortir l’éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.
«Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d’une haleine, à la Spasskaïa-Gora… et cet accident aurait pu être grave… et puis elle avait laissé toutes ses robes à Pétersbourg; elle n’avait plus rien à mettre… et André était si changé… et Kitty Odintzow avait épousé un vieux bonhomme… et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un mari sérieux… mais nous en causerons plus tard,» ajouta-t-elle.
La princesse Marie continuait à examiner son frère: on lisait l’affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle interrompit même la description d’une des dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à son frère s’il était tout à fait décidé à rejoindre l’armée.
«Oui, et pas plus tard que demain.»
Lise soupira.
«Il m’abandonne ici, s’écria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu’il aurait pu obtenir de l’avancement…»
La princesse Marie, sans l’écouter davantage, la regarda affectueusement, et désignant au prince André l’embonpoint exagéré de sa femme:
«Est-ce bien sûr?» dit-elle.
La jeune femme changea de couleur.
«Oui, répondit-elle en soupirant. Et c’est si effrayant!»
Ses lèvres se serrèrent, et, effleurant de sa joue le visage de sa belle-sœur, elle fondit en larmes.
«Il lui faut du repos, dit le prince André avec un air de mécontentement… N’est-ce pas, Lise? Emmène-la chez toi, Marie, pendant que j’irai chez mon père… Dis-moi, est-il toujours le même?
— Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa sœur.
— Et toujours les mêmes heures, les mêmes promenades dans les mêmes allées, et puis après cela vient le tour…»
Et l’imperceptible sourire du prince André disait assez que, malgré son respect filial, il était au courant des manies de son père.
«Oui, les mêmes heures, le même tour et les mêmes leçons de mathématiques et de géométrie,» reprit-elle en riant, comme si ces heures d’étude étaient les plus belles de son existence.
Lorsque les vingt dernières minutes consacrées au sommeil du vieux prince se furent écoulées, le vieux Tikhone vint chercher le prince André; son père lui faisait l’honneur de changer, à cause de lui, la règle de la journée en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince se faisait toujours poudrer pour le dîner et endossait alors une longue redingote à l’ancienne mode. Au moment où son fils entra dans son cabinet de toilette, il était enfoncé dans un fauteuil de cuir, et couvert d’un large peignoir blanc, la tête livrée aux mains du fidèle Tikhone. Le prince André s’avança vivement; l’expression chagrine qui était devenue son expression habituelle avait disparu; il y avait dans sa physionomie la même vivacité qui s’y montrait dans ses causeries avec Pierre.
«Ah! Te voilà, mon guerrier! Tu veux vaincre Bonaparte,» s’écria le vieux prince, en secouant sa tête poudrée, autant que le lui permettaient les mains de Tikhone qui tressait le catogan.
«Oui, oui, vas-y… ferme! De l’avant! Sans cela, il pourrait se faire qu’il nous comptât bientôt au nombre de ses sujets… Tu vas bien?…»
Et il lui tendit sa joue. La sieste l’avait mis de belle humeur, aussi avait-il l’habitude de dire: «avant dîner sommeil d’or, après dîner sommeil d’argent». Il lançait à son fils de joyeux regards de côté à travers ses épais sourcils, pendant que son fils l’embrassait à l’endroit indiqué, sans répondre à ses éternelles plaisanteries sur les militaires de l’époque actuelle et surtout sur Bonaparte.
«Oui, me voici, mon père, et je vous ai aussi amené ma femme dans un état intéressant… Et vous, vous portez-vous bien?
— Mon cher ami, il n’y a que les imbéciles et les débauchés pour être malades, et tu me connais… Je travaille du matin au soir, je suis sobre, donc je me porte bien!
— Dieu merci! Reprit son fils.
— Dieu n’y est pour rien! Voyons… et revenant à son dada, voyons, conte-moi un peu comment les Allemands vous ont enseigné le moyen de battre Bonaparte, selon les règles de cette nouvelle science appelée stratégie?
— Laissez-moi un peu respirer, mon père, lui répondit en souriant le prince André, qui l’aimait et le respectait malgré ses manies. Je ne sais même pas encore où je loge.
— Sottises, sottises que tout cela,» s’écria le vieux en tortillant sa tresse pour s’assurer qu’elle était bien nattée.
Et saisissant la main de son fils:
«La maison destinée à ta femme est prête: la princesse Marie l’y conduira, la lui montrera, et elles bavarderont à remplir trois paniers… Affaires de femmes que tout cela… Je suis content de la recevoir. Voyons, mets-toi là et parle. J’admets l’armée de Michelson, de Tolstoy, car elles opéreront ensemble; mais l’armée du Midi, que fera-t-elle? La Prusse reste neutre, je le sais; mais l’Autriche, mais la Suède? Ajouta-t-il en se levant et en marchant dans la chambre, pendant que le vieux Tikhone le suivait, lui présentant les différentes pièces de son ajustement… Comment traversera-t-on la Poméranie?»