León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


Скачать книгу

pas votre manière de voir; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît: il n’en sera pas moins un grand capitaine.

      — Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-vous?»

      L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.

      «L’entendez-vous? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien: eh bien, c’est aussi son avis à lui.

      — Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.

      — Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus: il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l’ont jamais rendu à personne!… Si! Pourtant, ils se sont rossés entre eux… mais cela ne compte pas! Eh bien, c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire!…»

      Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.

      «Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis vieux? Eh bien, voilà:… cela me travaille… je n’en dors pas la nuit… Où est-il donc, ton grand capitaine? Où a-t-il fait ses preuves?

      — Ce serait trop long à démontrer.

      — Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte! Voilà encore un admirateur de votre goujat d’empereur! S’écria-t-il en excellent français.

      — Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.

      — «Ne sait quand reviendra,» fredonna le vieillard d’une voix fausse, et c’est en riant tout jaune qu’il se leva de table.

      Tant qu’avait duré la discussion, la petite princesse était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l’entraînant dans la pièce voisine:

      «Quel homme d’esprit que votre père! C’est à cause de cela, je crois, qu’il me fait peur!

      — Il est si bon!» répondit la princesse Marie.

      XXVIII

      On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre d’atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient partout: une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait rapportés de l’assaut d’Otchakow et dont il lui avait fait cadeau; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé, remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap solidement attachés.

      Pour peu qu’on soit enclin à la réflexion, on est presque toujours dans une disposition d’esprit sérieuse au moment d’un départ ou d’un changement d’existence: on jette un coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le prince André était soucieux et attendri: il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme? L’un et l’autre peut-être; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

      La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine: «On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue?… Tu es bien changé, Andrioucha,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

      Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

      «Où est Lise? Dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

      — Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé! Ah! André, quel trésor de femme vous avez là!… Une véritable enfant, gaie, vive: aussi je l’aime bien.»

      Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit:

      «Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas? Elle a été élevée dans le monde: sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun: tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées.»

      Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

      «Mais toi, tu vis bien à la campagne?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter?

      — Oh! Moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi? Quelle ressource puis-je être pour elle?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que MlleBourrienne…

      — Elle me déplaît, votre Bourrienne!

      — Oh! Je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse!… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule!… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne: «On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font»… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne!… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

      — Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père?»

      La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort:

      «Moi, souffrir?

      — Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

      — Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde.»

      Son frère secoua la tête avec incrédulité.