León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

      — Oh! Oh! Je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.

      — Ah! Mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement, j’ai une prière à t’adresser!

      — Que puis-je faire pour toi?

      — Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine: ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu une bonne et formelle réponse.

      — Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…

      — Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m’importe; promets-le-moi, je t’en prie; notre grand-père l’a déjà portée pendant les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce pas?

      — Mais de quoi s’agit-il donc?

      — André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.

      — Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas d’un poids à me le rompre», répliqua le prince André; mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton: «Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.

      — Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix,» dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui présenta: «Fais-le pour moi, je t’en prie!»

      Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d’un air à la fois attendri et railleur.

      «Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.

      — Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations?»

      Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

      «Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que d’autres ont parlé, et cela m’afflige.»

      Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait d’inutiles efforts pour lui répondre, car son frère avait deviné juste.

      La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui confiant ses craintes: elle était sûre de mourir en couches, disait-elle, et se trouvait bien à plaindre… elle en voulait au sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de larmes l’ayant épuisée, elle s’était endormie de fatigue.

      Le prince André eut pitié de sa sœur.

      «Écoute, Marie: je n’ai jamais rien reproché à ma femme, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n’ai également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n’en jamais avoir… Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si je suis heureux… Eh bien! Non, je ne le suis pas. Elle, non plus, n’est pas heureuse!… Pourquoi cela? Je l’ignore.»

      En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s’étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.

      «Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu; ou plutôt vas-y d’abord et réveille-la, je vais venir… Pétroucha! Dit-il, en appelant son valet de chambre: viens ici, emporte-moi tous ces objets: tu mettras ceci à ma droite, et cela sous le siège.»

      La princesse Marie se leva et s’arrêta à mi-chemin:

      «André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à Dieu, pour lui demander l’amour que vous ne ressentez pas, et votre vœu aurait été exaucé!

      — Ah oui! Comme cela, peut-être bien!… Va, Marie, je te rejoins.»

      Peu d’instants après, le prince André traversait la galerie qui réunissait l’aile du château au corps de logis, et il y rencontra la jolie et sémillante MlleBourrienne; c’était la troisième fois de la journée qu’elle se trouvait sur son chemin.

      «Ah! Je vous croyais chez vous?» dit-elle en rougissant et en baissant les yeux.

      Le visage du prince André prit une expression de vive irritation, et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

      «Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années… ah! Ah! Ah!»

      C’était bien la cinquième fois que le prince André lui entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches, travaillant à l’aiguille et commodément assise dans une grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait mieux.

      «Oui, oui,» dit-elle, en se hâtant de reprendre l’inépuisable thème de ses souvenirs.

      La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait devant le perron. L’obscurité impénétrable d’une nuit d’automne dérobait aux regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs lanternes; l’intérieur de la maison était éclairé, et les immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître, tandis que les personnes de l’entourage intime de la famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul, avait fait appeler dans son cabinet. André, en y entrant, avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec ses lunettes sur le nez, et vêtu d’une robe de chambre blanche; c’est un costume dans lequel il ne se laissait jamais surprendre, d’habitude.

      Le vieux prince se retourna.

      «Tu vas partir? Lui dit-il, en se remettant à écrire.

      — Oui, je viens vous faire mes adieux.

      — Embrasse-moi là…»

      Et il lui indiqua sa joue…

      «Merci! Merci!

      — De quoi me remerciez-vous?

      — De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux jupons d’une femme. Le service avant tout!… merci!»

      Et il recommença à écrire d’une façon si nerveuse, que sa plume criait et crachait dans tous les sens.

      «Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j’écoute!

      — Ma femme… je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.

      — Que viens-tu