avec vérité, c’est qu’entre les jours les plus beaux et les plus heureux pour Scipion, le plus glorieux, sans doute, a été la veille de sa mort, lorsque les pères conscrits, le peuple romain, les alliés et les peuples du Latium le reconduisirent en triomphe du sénat à sa maison : il semble qu’après ce jour il n’a pu descendre dans les demeures souterraines, et que ce haut degré de gloire était déjà un pas vers les cieux.
IV. En effet, je ne partage nullement l’opinion de ceux qui se sont mis tout récemment à soutenir que l’âme périt avec le corps, et que la mort détruit tout l’homme. J’en crois de préférence le témoignage des anciens et celui de nos pères qui ont rendu aux morts des honneurs religieux ; ce qu’ils n’eussent point fait assurément, s’ils n’avaient été persuadés de l’immortalité de l’âme ; j’en crois ces philosophes qui vécurent autrefois en Italie, et qui éclairèrent la Grande-Grèce), aujourd’hui déchue, alors si florissante, de leurs préceptes et de leur doctrine ; j’en crois l’autorité de celui que l’oracle d’Apollon déclara le plus sage des hommes : on ne voyait point Socrate hésiter et varier sur ce point comme sur la plupart des autres ; mais il soutenait constamment que nos âmes sont des substances divines ; qu’en sortant des corps, elles prennent leur essor vers le ciel, et que cet essor est d’autant plus rapide, qu’elles ont été plus justes et plus pures. Scipion pensait de même : peu de jours avant sa mort, comme s’il en avait eu le pressentiment, en présence de Philus[4], de Manilius[5], et de plusieurs autres (vous y étiez aussi venu avec moi, Scévola), il discourut pendant trois jours sur la république ; et il finit par les preuves de l’immortalité de l’âme, telles, disait-il, que le premier Africain les lui avait exposées dans un songe où il lui apparut(5). Or, s’il est vrai que l’âme de l’homme de bien s’échappe plus facilement de la prison et des liens du corps, quelle âme a pris vers les cieux un vol plus rapide que celle de Scipion ? Je craindrais donc, en m’attristant d’un tel événement, de montrer plus d’envie que d’amitié. S’il était vrai, au contraire, que l’âme périt avec le corps, et que tout sentiment s’éteignît pour jamais, la mort ne serait pas plus un mal qu’un bien, et ce serait absolument comme si l’on n’avait point vécu : la vie de Scipion n’en sera pas moins pour nous et pour Rome, tant qu’elle existera, un sujet d’allégresse. Il n’a donc point, je le répète, à se plaindre de sa destinée ; et sa mort n’a été un mal que pour moi, qui aurais dû le premier sortir de la vie, comme j’y étais entré le premier. Toutefois je jouis tant par le souvenir de notre ancienne amitié, que ma vie me semble fortunée, puisque je l’ai passée avec lui : tout a été commun entre nous, les soins domestiques et les affaires publiques ; même maison à Rome, même camp à la guerre ; et ce qui fait surtout la force de l’amitié, nous n’eûmes jamais qu’une même volonté, que les mêmes affections, les mêmes sentiments. Aussi, je vous l’avouerai, je suis beaucoup moins flatté de cette réputation de sagesse dont vient de me parler Fannius, surtout ne la méritant pas, que de l’espoir que notre amitié vivra à jamais dans la mémoire des hommes. Cette pensée est d’autant plus chère à mon cœur, que toute la suite des siècles passés nous offre à peine trois ou quatre exemples d’une véritable amitié. J’espère que, sous ce rapport, l’amitié de Scipion et de Lélius ne sera pas ignorée de la postérité.
— Fannius. Ce que vous espérez, Lélius, ne peut manquer d’arriver. Mais puisque vous en êtes sur l’amitié, et que nous en avons le loisir, vous me ferez un extrême plaisir, ainsi qu’à Scévola, je pense, de nous communiquer vos idées et vos principes sur l’amitié, comme vous le faites sur toute autre chose, quand nous vous en prions.
— Scévola. Oui, sans doute, ce sera un extrême plaisir pour moi, et j’allais vous en prier, lorsque Fannius m’a prévenu. Vous ferez donc en cela une chose qui nous sera fort agréable à tous les deux.
V. — Lélius. Je le ferais sans peine si je m’en sentais les moyens ; car le sujet est beau, et nous en avons le Loisir, comme dit Fannius. Mais qui suis-je, moi, et quels sont mes talents ? C’est assez la coutume des savants, et principalement des Grecs, de traiter ainsi sur-le-champ tous les sujets qu’on leur propose. Cette tâche est difficile ; et, pour la remplir, il ne faut pas être médiocrement exercé. Je suis donc d’avis que vous vous adressiez à ceux qui font métier de ces discussions, pour savoir tout ce qu’on peut dire sur l’amitié. Pour moi, je ne puis que vous exhorter à la préférer à tout dans la vie. Rien n’est en effet plus conforme à notre nature, rien n’est plus utile dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais je pense d’abord que l’amitié ne peut exister qu’entre les honnêtes gens ; et je n’attache pas à ce dernier mot la signification, juste peut-être, mais sans utilité publique, mais trop rigoureuse, que des esprits subtils lui ont donnée, en avançant que le sage seul était honnête homme. Je veux encore que cela soit vrai ; mais ensuite ils définissent le sage de manière qu’il n’en aurait jamais existé. Nous devons, nous, considérer les choses telles qu’elles sont dans l’usage, dans la vie commune, et non telles qu’on les feint, qu’on les imagine, ou qu’on les désire. Sans doute les Fabricius ; les M’. Curius, les Tib. Coruncanius, qui étaient regardés par nos pères comme autant de sages, ne l’auraient jamais été d’après la règle de ces philosophes. Qu’ils gardent pour eux leur définition du sage, elle est pour nous trop obscure et trop exclusive ; et qu’ils nous accordent que c’étaient là d’honnêtes gens. Mais ils n’en feront rien : ils soutiendront qu’il n’y a d’honnête homme que le sage. Allons donc terre à terre, comme on dit ; et tous ceux qui, dans leurs actions et toute leur conduite, ne montrent que bonne foi, intégrité, justice, générosité, sans mélange de cupidité, de passions honteuses ou violentes, qui sont invariables dans leurs principes comme les Romains que je viens de nommer, honorons-les d’un titre que la voix publique leur donne, et appelons-les honnêtes gens, parce qu’ils suivent, autant que le peuvent les hommes, la meilleure règle pour bien vivre, la nature. Il me semble, en effet, que les hommes sont nés pour vivre en société, et qu’ils doivent être d’autant plus unis, que la nature les rapproche davantage ; que, par conséquent, nous devons plus tenir à nos concitoyens qu’aux étrangers, à nos parents qu’à ceux qui ne le sont pas. L’union entre les parents est donc formée par la nature même(6) ; mais ce n’est pas la plus solide. L’amitié l’emporte sur la parenté, en ce que la bienveillance est essentielle à l’une, et qu’elle n’est pas inséparable de l’autre. Ôtez la bienveillance, la parenté reste, mais l’amitié disparaît. Or, ce qui peut donner surtout une idée de la force de l’amitié, c’est que, dans cette immense société du genre humain, formée par la nature, l’amitié restreint et resserre de telle sorte le cercle de nos sentiments, et cette affection qui nous fut donnée pour l’universalité des hommes, qu’elle la concentre dans deux amis, ou dans un très petit nombre d’amis.
VI. L’amitié n’est autre chose que le parfait accord de deux âmes sur les choses divines et humaines, avec une bienveillance et une affection mutuelles[6]. Je la regarde, après la sagesse, comme le plus beau présent que l’homme ait reçu des dieux. Les uns préfèrent les richesses, les autres la bonne santé, ceux-ci le pouvoir, ceux-là les honneurs, et plusieurs les plaisirs. Ce dernier goût est digne de la bête, et les autres choses sont incertaines, périssables, et dépendent moins de nous que du caprice de la fortune. Ceux-là sont les plus sages, qui placent le souverain bien dans la vertu ; mais c’est elle qui fait naître et entretient l’amitié ; car, sans la vertu, il ne peut être d’amitié véritable. Et n’attachons ici au mot de vertu que le sens que nous lui donnons dans l’usage de la vie et dans nos discours, sans la définir par les termes magnifiques de quelques philosophes ; comptons au nombre des gens de bien ceux qui sont regardés comme tels, les Pauls, les Catons, les Gallus, les Scipions, les Philus ; on se contente de semblables gens de bien dans la vie commune ; et ne parlons pas de ceux qu’on ne trouve nulle part. L’amitié entre de tels hommes produit tant d’avantages, qu’il me serait difficile d’en faire l’énumération. D’abord, est-il un homme pour qui vivre