de nos désirs sont presque bornés chacun à leur utilité propre : nous devons aux richesses les commodités de la vie ; au crédit, les respects ; aux honneurs, la louange ; aux plaisirs, la joie ; à la santé, l’absence de la douleur et le libre usage des facultés physiques. L’amitié seule réunit une foule de biens et d’agréments : de quelque côté que vous tourniez vos regards, partout elle se présente à vous ; nulle part elle n’est étrangère, jamais hors de saison, jamais importune ; le feu et l’eau, comme on dit, ne sont pas d’un plus grand usage. Je ne parle pas, dans ce moment, de l’amitié vulgaire ou médiocre, qui a pourtant ses plaisirs et ses avantages, mais de l’amitié vraie et parfaite comme celle d’un petit nombre d’amis illustres. C’est alors surtout que l’amitié ajoute à l’éclat de la prospérité, et diminue, en les partageant, les maux de l’adversité.
VII. Parmi les grands et nombreux avantages que procure l’amitié, le plus précieux sans doute est de faire luire à nos yeux, dans l’avenir, la douce espérance, et de ne pas souffrir que notre courage succombe sous le poids des revers. Avoir un ami, c’est avoir un autre soi-même. L’amitié rapproche les absents, enrichit l’indigence, donne des forces à la faiblesse, et, pour dire quelque chose de plus, elle fait revivre les morts dans le respect, le souvenir et les regrets de leurs amis. Il semble que ce soit une douceur pour celui qui n’est plus ; c’est du moins une gloire pour celui qui survit. Ôtez de la nature ce doux commerce d’affections, plus de famille, plus de cité : les champs même vont rester sans culture. Ce qui fait mieux sentir encore la puissance de l’amitié et de la concorde, c’est l’effet des dissensions domestiques ou civiles. Quelle est la maison si solide, quel est l’état si bien constitué, que les haines et les querelles intestines ne puissent renverser ? On peut juger par là quels sont les heureux fruits de l’amitié. On dit qu’un savant[7] d’Agrigente, dans un poëme grec rempli d’enthousiasme, nous a fait voir tout ce qui existe dans la nature et dans l’univers entier, ou en repos, ou en mouvement, réuni par la sympathie et séparé par l’antipathie(9) ; et c’est une vérité reconnue par tous les hommes, et confirmée par l’expérience. Si quelqu’un, en effet, brave les plus grands périls pour son ami, ou veut les partager avec lui, est-il un seul homme qui refuse à ce dévouement son admiration et ses éloges ? Quels applaudissements ne fit-on pas entendre dernièrement à la nouvelle pièce de Pacuvius, mon hôte et mon ami, lorsque le roi ignorant lequel des deux est Oreste, Pylade s’écrie que c’est lui, afin de subir la mort pour son ami ; tandis qu’Oreste, au contraire, soutient, comme il est vrai, que lui seul est Oreste[8] ? Les spectateurs applaudissaient à une fiction : qu’eussent-ils fait pour une réalité ? La nature manifestait ainsi toute sa force ; car bien des hommes applaudissaient alors comme une belle action dans autrui, ce qu’ils ne seraient pas capables de faire eux-mêmes(10). Mais il me semble que j’en ai dit assez pour vous faire connaître ce que je pense sur l’amitié. Si vous en désirez davantage, et je crois en effet qu’il y a encore beaucoup à dire, adressez-vous aux philosophes qui ont l’habitude de ces discussions.
— Fannius. Je les ai souvent consultés, et j’ai pris plaisir à leurs réponses ; mais nous aimons mieux vous entendre vous-même ; nous vous prions de suivre le fil de votre discours.
— Scévola. Vous insisteriez bien davantage, Fannius, si vous aviez assisté dernièrement, dans les jardins de Scipion, à la discussion qui eut lieu sur la république. Avec quelle chaleur Lélius défendit la justice contre le discours captieux de Philus[9] !
— Fannius. Hé, certes, il n’était pas difficile au plus juste des hommes de plaider la cause de la justice.
— Scévola. Que sera-ce de l’amitié ? cela peut-il être difficile à celui qui s’est acquis la plus grande gloire en la cultivant avec la fidélité, la constance et la probité la plus parfaite ?
— Lélius. En vérité, c’est me faire violence. Qu’importe, en effet, la manière dont vous me contraignez ? ce n’est pas moins une véritable contrainte. Est-il aisé, serait-il même juste de se refuser aux désirs de deux gendres, qui n’ont d’ailleurs que les plus honorables intentions ?
VIII. Lorsque je réfléchis sur l’amitié, ce qui m’arrive très souvent, une question qui me paraît importante, c’est de savoir si elle doit son origine à la faiblesse et au besoin, et si les hommes n’y ont cherché qu’un commerce réciproque de services, afin de trouver en autrui ce qu’ils ne pourraient avoir par eux-mêmes, et de payer à leur tour ces services par des bienfaits semblables ; ou si, ces bons offices n’étant regardés que comme une suite de l’amitié, elle a réellement une autre origine et plus ancienne, et plus noble, et plus naturelle. Je crois que parmi les raisons qui peuvent faire qu’on se veuille du bien l’un à l’autre, la principale est de s’aimer ; et c’est d’aimer que vient le mot d’amitié. Il est bien une amitié feinte, simulée, qu’on cultive pour un temps dans la vue d’obtenir, par elle, quelques avantages ; mais la véritable amitié n’a rien de feint, rien de simulé ; tout en elle est vrai, tout part du cœur. L’amitié me paraît donc avoir plutôt son principe dans la nature que dans notre faiblesse ; elle est plutôt l’effet d’un sentiment d’affection, d’une certaine sympathie, qu’une combinaison d’intérêt. Nous pouvons nous faire une idée de ce qu’elle est par ce qui s’aperçoit aisément dans l’amour passager de certains animaux pour leurs petits, et dans celui qu’ils leur inspirent. C’est ce qu’on voit encore plus clairement dans l’homme, d’abord par cette tendresse qui unit les enfants et leurs parents, et dont le nœud ne peut être rompu que par un crime détestable, ensuite par le sentiment d’affection que nous éprouvons lorsque nous venons à rencontrer un homme dont le caractère et les mœurs nous conviennent, parce qu’il nous semble voir comme reluire en lui la probité et la vertu. Rien n’est, en effet, plus aimable que la vertu ; rien n’attire davantage l’amour des hommes, puisque nous chérissons, en quelque sorte, pour leur vertu et leur probité, ceux même que nous n’avons jamais vus. Pouvons-nous penser, sans un sentiment de bienveillance et d’affection, à C. Fabricius, à M’. Curius, morts si longtemps avant notre naissance ? Qui ne hait, au contraire, un Tarquin le Superbe, un Sp. Cassius, un Sp. Mélius ? Nous avons eu à disputer l’empire, au sein même de l’Italie, contre deux généraux, Pyrrhus et Annibal : la probité de l’un nous fait comme une loi de l’estimer, tandis que la cruauté de l’autre le rendra toujours odieux au peuple romain.
IX. Si la probité a un tel ascendant sur nous, qu’elle se fasse aimer même dans ceux que nous n’avons jamais vus, et, ce qui est encore plus fort, dans nos propres ennemis, qu’y a-t-il d’étonnant qu’un homme se sente ému lorsqu’il découvre la bonté et la vertu dans celui dont il peut faire son ami ? L’amitié toutefois se fortifie par les services rendus, par les preuves de zèle, par l’habitude enfin ; et tout cela, joint à ce premier mouvement sympathique, produit une bienveillance admirable et l’attachement le plus profond. Ceux qui prétendent que ce sentiment si pur dérive de notre faiblesse et du désir de trouver dans un ami les ressources qui nous manquent, lui donnent une origine, si j’ose le dire, bien ignoble, puisqu’ils le font naître de l’indigence et de la misère. S’il en était ainsi, plus un homme se sentirait faible, plus il serait propre à l’amitié : ce qui est bien loin d’être vrai. Au contraire, ceux qui sentent le mieux leurs forces, qui, par leur sagesse et leur vertu, trouvent en eux-mêmes toutes leurs ressources, et n’ont besoin de personne, ceux-là excellent à contracter et à cultiver une amitié. Quel besoin avait de moi l’Africain ? Aucun, sans doute, et je n’avais pas plus besoin de lui : mais je l’aimai, parce que j’admirais sa vertu ; et il m’aima, par la bonne opinion peut-être qu’il avait de mon caractère. L’habitude augmenta, depuis, cette bienveillance mutuelle. Mais quoique nous ayons trouvé de grands avantages dans notre amitié, ce n’est nullement cet espoir qui la fit naître(11). Lorsqu’on est bienfaisant et libéral, ce n’est pas pour qu’on le soit à notre