magnifique, de divin, puisqu’ils ont rabaissé toutes leurs pensées à un objet si honteux et si méprisable. Ici donc nous ne devons pas même nous occuper d’eux ; mais pénétrons-nous bien de cette vérité, que c’est la nature qui fait naître le besoin de s’aimer, la bienveillance mutuelle, sur les fondements de la probité. L’homme qui s’est une fois voué au culte de l’amitié, met tous ses soins et toute son application à se rapprocher de celui qu’il a commencé de chérir, à jouir de sa société, à lui inspirer une affection égale à la sienne et il se sent plus de penchant à lui rendre qu’à réclamer des services. Il s’établit ainsi entre eux un combat de générosité. C’est de cette manière que l’amitié procure, en effet, les avantages les plus précieux, quoiqu’elle n’ait pas d’autre origine que la nature même, origine plus noble et plus pure que ne le serait la faiblesse. Si l’intérêt formait le nœud de l’amitié, l’intérêt, venant à changer, ne pourrait manquer de le rompre. Mais la nature ne pouvant changer, la véritable amitié est éternelle. Vous voyez par là quelle est son origine : auriez-vous quelque chose à dire ?
— Fannius. Nous vous prions de continuer, Lélius : en répondant pour Scévola, je ne fais qu’user de mon droit d’aînesse.
— Scévola. Vous ne pouviez mieux répondre. Écoutons.
X. — Lélius. Écoutez donc les réflexions qu’il nous est souvent arrivé, à Scipion et à moi, de faire sur l’amitié. Il disait qu’il était bien difficile qu’elle se soutînt jusqu’à la mort[11], soit parce qu’il peut venir un moment où les intérêts se contrarient, soit parce qu’on est divisé d’opinion sur les affaires publiques. Il disait encore que les hommes changent souvent de mœurs, les uns dans l’adversité, les autres dans l’âge avancé ; et il citait pour exemple les enfants, qui presque toujours dépouillent avec la robe prétexte les plus vives affections de leurs premières années ; si même elles se conservent jusqu’à l’adolescence, il suffit alors quelquefois pour les détruire d’une rivalité d’amour, ou d’une concurrence d’intérêts ; et si quelques unes s’étendent plus loin, elles viennent souvent expirer dans la poursuite d’une même dignité. Il disait surtout que le poison le plus funeste à l’amitié, c’est la passion de l’argent dans la plupart des hommes ; et, dans les caractères plus élevés, la rivalité des honneurs et de la gloire : combien de fois n’a-t-on pas vu, à la suite de ces luttes d’ambition, la plus grande haine succéder à la plus grande amitié ! Un autre sujet, ajoutait-il, de ruptures éclatantes, et ordinairement légitimes, c’est qu’il y a des hommes qui exigent de leurs amis des choses contre l’honnêteté, comme d’être les ministres de leur libertinage, ou les complices de leurs injustices. Quelque bon droit que leurs amis aient de s’y refuser, ils sont accusés par eux de trahir les devoirs de l’amitié. L’homme qui ose demander à son ami toute espèce de services, déclare par là qu’il est capable de se prêter pour lui à quoi que ce puisse être. C’est pour de telles causes qu’on voit souvent s’éteindre les amitiés les plus anciennes, qui souvent même font place à des haines éternelles. Il concluait que l’amitié étant environnée de tant d’écueils, il fallait, pour les éviter, autant de bonheur que de sagesse.
XI. Voyons donc, premièrement, si vous le voulez bien, jusqu’où, doit aller le zèle de l’amitié. Si, par exemple, Coriolan avait des amis, ces amis devaient-ils prendre avec lui les armes contre sa patrie ? Lorsque Viscellinus, lorsque Sp. Mélius, aspirèrent à la royauté, leurs amis devaient-ils seconder leurs desseins ? Nous voyons du moins que lorsque Tib. Gracchus commença à troubler la république, il fut abandonné par Q. Tubéron et par d’autres amis de son âge. Mais C. Blossius de Cumes, l’hôte de votre famille, Scévola, étant venu me solliciter, comme j’assistais les consuls Lénas et Rupilius dans l’instruction de cette affaire, il m’alléguait pour excuse qu’il avait tant d’estime pour Tib. Gracchus, qu’il n’avait pas cru devoir se refuser à rien de ce qu’il voulait. — Vous auriez donc mis le feu au Capitole, s’il l’avait voulu ? — Jamais, dit-il, il n’aurait eu cette pensée. — Mais enfin, s’il l’avait voulu ? — Je lui aurais obéi… Avez-vous entendu ce mot horrible ? Et en effet, il agit en conséquence, et alla même encore plus loin ; car il ne seconda pas seulement l’audace de Tib. Gracchus, il donna lui-même l’exemple de la témérité, et dans ces troubles il figura plutôt comme chef que comme complice. Au milieu de ces idées extravagantes, effrayé des nouvelles informations dirigées contre les factieux, il s’embarqua pour l’Asie, se réfugia chez les ennemis de Rome, et trouva enfin la juste peine de son crime envers la république L’amitié ne peut excuser en aucune manière le mal qu’on fait pour elle, parce que la vertu étant le fondement de l’amitié, si l’on renonce à l’une, l’autre ne saurait plus subsister. Établir en principe que nous devons accorder à nos amis tout ce qu’ils veulent, et obtenir d’eux tout ce que nous voulons, ne pourrait avoir sans doute de suites fâcheuses, si la vertu réglait tous nos désirs[12] ; mais nous parlons des amis qui sont devant nos yeux, que nous voyons, ou dont nous connaissons l’histoire, et que l’on trouve dans le commerce ordinaire de la vie. Prenons là nos exemples, et imitons surtout ceux qui approchent le plus de la sagesse. Nos pères nous ont appris l’amitié qui exista entre Émilius Papus et C. Luscinus ; ils furent deux fois collègues dans le consulat, et une fois dans la censure[13]. Nous savons aussi qu’ils étaient étroitement liés avec M’. Curius et Tib. Coruncanius, unis de leur côté par la plus intime amitié. Eh bien ! pouvons-nous soupçonner qu’un seul de ces grands personnages ait exigé de son ami quelque chose de contraire à sa conscience, à ses serments, à la république ? Dire que de pareils hommes l’auraient refusé, me paraît chose superflue, puisqu’ils étaient tous incorruptibles, et qu’il est également criminel de faire ou d’exiger rien de tel. Des citoyens moins sages, C. Carbon et C. Caton[14] s’obstinèrent à suivre Tib. Gracchus. Pour Caïus, son frère, qui est aujourd’hui si ardent, on ne parlait pas encore de lui.
XII. Nous établirons donc, pour première loi de l’amitié, de ne demander et de n’accorder à son ami rien qui soit contraire à l’honneur. Dans toute sorte de fautes, et surtout dans celles contre l’état, c’est une mauvaise excuse, qui n’est nullement recevable, de dire qu’on a voulu servir son ami. Nous en sommes venus à ce point, Fannius et Scévola, que nous devons prévoir de loin les dangers qui menacent la république. On a déjà commencé à s’écarter de la discipline et des coutumes de nos ancêtres. Tib. Gracchus a voulu usurper l’empire, il a régné même pendant quelques mois. Le peuple romain avait-il jamais rien vu, rien entendu dire de semblable ? Je ne puis me rappeler sans verser des larmes, tout ce que depuis sa mort ses parents et ses amis, marchant sur ses traces, ont fait souffrir à P. Scipion. Nous avons supporté C. Carbon comme nous l’avons pu, à cause de la punition récente de Tib. Gracchus. Je crains de me livrer à mes pressentiments sur le tribunat de Caïus Gracchus. Le mal gagne de proche en proche ; et quand une fois la corruption s’est fait sentir, ses progrès sont rapides. Vous voyez combien ont été déjà funestes, d’abord la loi de Gabinius sur le scrutin, et, deux ans après, celle de Cassius. Il me semble déjà voir le peuple en division avec le sénat, et les plus grandes affaires livrées au caprice de la multitude ; car beaucoup de gens s’étudieront à faire le mal, et peu à le prévenir. Pourquoi cette digression ? parce qu’on n’entreprend jamais rien de semblable sans avoir des complices. Il faut donc avertir les bons citoyens, que s’ils se trouvaient unis d’amitié avec de tels hommes, ils ne se crussent pas liés au point de ne pouvoir rompre avec des amis coupables de quelque grand attentat contre la république. Il faut aussi établir des peines qui effraient les méchants, et leur annoncer qu’elles ne seront pas moins sévères contre les complices que contre les chefs. Quel homme parmi les Grecs fut plus illustre, plus puissant que Thémistocle? Après avoir vaincu les Perses et délivré la Grèce, l’envie l’ayant fait condamner à l’exil, il ne supporta point, comme il l’aurait dû, l’injustice