Andrea Franc

En dialogue avec le monde


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économique éclate réellement en octobre de cette même année. En effet, la France décide de frapper les exportations suisses de cotonnades de lourdes taxes avant de les interdire totalement en février 1806. Même le transit de produits manufacturés suisses vers l’Espagne est prohibé. Napoléon proscrit en 1804 toute exportation vers la Suisse de chanvre et de lin belges ou alsaciens ; en 1805, les livraisons de soie grège piémontaise sont également interdites. Sous la pression politique extérieure, la Diète se rallie en 1806 à l’interdiction d’importer des marchandises britanniques, à la seule exception, admise par le gouvernement français, des filés mécaniques, produit de base des tisserands suisses. L’application de ces mesures est confiée aux cantons frontaliers, et le trafic commercial avec le nord et l’est est restreint et doit passer par treize postes de douane seulement. Durant les années suivantes, la Suisse importe du Levant presque tout le coton brut, en particulier égyptien, indispensable à la survie de son industrie textile.

      Par le décret de Trianon d’août 1810, toutes les denrées coloniales – sauf françaises – sont frappées d’une taxe douanière pouvant atteindre 50 pour cent de leur valeur. Des tribunaux spéciaux sont alors créés pour réprimer la contrebande. Les inspecteurs de Napoléon dressent des listes noires des sociétés suisses faisant prétendument de la contrebande et veulent confisquer leurs stocks de marchandises. Les États frontaliers reçoivent l’ordre d’instaurer un blocus complet contre la Suisse. La mise sous séquestre des denrées coloniales et produits manufacturés anglais, couplée à l’interdiction d’exporter des denrées coloniales et du coton levantin de l’Italie, du Bade, du Wurtemberg et de la Bavière vers la Suisse provoquent du chômage dans l’est du pays et ruinent des maisons de commerce à Bâle et à Zurich. En octobre 1810, les troupes italiennes occupent le Tessin, avec l’accord de Napoléon, sous prétexte de lutter contre la contrebande. Par un appel urgent évoquant la situation économique précaire des cantons, le Landamman von Wattenwyl obtient fin décembre 1810 que Napoléon autorise à nouveau l’importation de coton levantin et que la Confédération du Rhin lève son interdiction de transit en 1811. Jusqu’à la fin du règne napoléonien par la bataille de Leipzig en 1813, la Suisse connaît faillites, famine et chômage. Le déclin de l’industrie de la broderie est prévisible.

      Sur le plan international, la nature du commerce mondial change profondément à l’époque du Blocus, mais aussi les idées qui ont façonné la vision du monde de la population européenne – ce qui se répercute à nouveau sur le commerce mondial. En 1807, en pleine guerre commerciale napoléonienne, le Parlement britannique interdit le trafic transatlantique d’esclaves. Ainsi prend fin le commerce triangulaire, structure sous-jacente du commerce mondial au XVIIIe siècle. Jusqu’au début du XIXe siècle, les esclaves sont considérés comme des denrées coloniales, au même titre que le coton, le sucre de canne, le thé, les épices ou le tabac. L’abolition de 1807 rend aux esclaves leur dignité d’êtres humains. Les sociétés européennes commencent à prendre conscience des conditions de travail dans lesquelles les produits coloniaux sont fabriqués et, d’une manière générale, des conditions de vie des populations d’outremer. Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau, fils d’un horloger huguenot, a déjà sévèrement condamné l’esclavage au XVIIIe siècle et, par ses œuvres, ouvert la voie à la Révolution française. Au début du XIXe siècle, les Lumières pressenties par Rousseau et d’autres philosophes se traduisent par des lois concrètes conférant une orientation différente au commerce mondial.

      Napoléon inscrit les commerçants suisses sur une « liste noire ». Lettre du chargé d’affaires de France, Rouyer, à la Diète fédérale, 11 octobre 1810

      Monsieur le Landamman,

      Sa Majesté l’Empereur a reçu de nouveaux renseignements sur les nombreuses expéditions de marchandises anglaises et de denrées coloniales qu’on dirige habituellement sur la Suisse. Tous les capitalistes anglais qui avaient par eux-mêmes ou par leurs correspondants des entrepôts dans les villes hanséatiques, dans le Holstein, en Hollande et dans plusieurs parties de l’Allemagne, se sont efforcés de transporter en Helvétie leurs magasins, depuis que partout ailleurs des tarifs ou des lois prohibitifs sont uniformément établis. Toutes les routes d’Allemagne sont encombrées de ces marchandises, qu’on fait passer en Suisse, et les expéditionnaires vont jusqu’à doubler et tripler les prix de transport pour augmenter le nombre des envois.

      On a particulièrement remarqué que les cotons d’Amérique, les « Twists » ou « Fils de coton » débarqués dans les premiers mois de cette année ou jetés en contrebande sur les côtes de la Baltique, ont été successivement dirigés vers la Suisse, que les commissionnaires établis dans les principales villes d’Allemagne, craignant le séquestre des marchandises de fabriques anglaises et des denrées coloniales, font prendre la même direction à celles qu’ils avaient déjà dans leurs magasins, qu’ils les adressent principalement à Bâle, Berne, Zurich, Winterthour et Schaffhouse. La maison des frères Mérian de Bâle s’occupe avec plus d’activité que toutes autres de ces expéditions. Je joins ici la liste qui m’a été envoyée par mon gouvernement, des négociants suisses auxquels des envois de coton anglais, de marchandises et denrées coloniales continuent d’être habituellement expédiés par leurs correspondants d’Allemagne, surtout par ceux de Leipzig et de Francfort. Toutes ces marchandises ne proviennent pas de prises faites par les corsaires et de ventes de cargaisons confisquées. On regarde la plupart de ces expéditions comme le résultat d’un concert frauduleux entre les négociants, et ceux-ci recueillent en dernier résultat les principaux avantages de cette contrebande, qui se fait en Suisse avec plus d’activité que partout ailleurs, quoi qu’elle y soit prohibée par les lois.

      Il n’est pas possible que cet ordre de choses subsiste plus longtemps. La Suisse doit marcher dans le sens des pays qui l’environnent, et les mêmes mesures doivent y être mises à exécution.

      […]

      Agréez, Monsieur le Landamman, etc.

      Le chargé d’affaires de France en Suisse, Rouyer

      Au XVIIIe siècle, les marchands suisses, comme d’autres commerçants européens, prennent des parts dans des «négriers». Ces navires chargés d’armes, de textiles et de bijoux se rendent en Afrique de l’Ouest pour y troquer leur cargaison contre des esclaves qu’ils transportent ensuite vers l’Amérique, où ils les échangent contre des matières premières, notamment du coton. Ces dernières décennies, les chercheurs en histoire économique se sont posé la question de savoir si la révolution industrielle en Europe, et à plus forte raison en Suisse, l’un des premiers pays industrialisés, aurait été possible sans commerce triangulaire. D’après des recherches toutes récentes, cette révolution a surtout été alimentée par l’innovation technologique et seulement à 15 pour cent par les investissements provenant des bénéfices réalisés avec le commerce triangulaire. À cela s’ajoute que les avancées technologiques et scientifiques encouragent le développement d’une nouvelle vision de l’homme et du monde. Celle-ci prévoit la liberté et l’égalité des droits pour tous les humains et accorde un tout nouveau sens aux petites gens. Le philosophe écossais Adam Smith déclare à la fin du XVIIIe siècle que le boucher, le boulanger ou le brasseur sont ceux qui, comme guidés par une main invisible, approvisionnent l’humanité en viande, pain et bière. Tandis que Napoléon tente d’asservir l’ensemble du continent européen par la force, l’abolition de l’esclavage ouvre une nouvelle ère du commerce mondial. Haïti, où l’intervention militaire de Napoléon coûte encore la vie à un demi-million de personnes, est en 1804 la première nation composée d’anciens esclaves à déclarer son indépendance. Selon la pensée des Lumières qui commence à faire école, il ne faut pas seulement interdire la traite des êtres humains, mais aussi permettre à tous les individus de commercer librement.

      Pendant que les savants d’Angleterre et d’Écosse développent la théorie du libre-échange et de l’économie de marché, les commerçants et les organismes commerciaux de Suisse pratiquent le libre-échange au sens tant moderne que médiéval du terme. Jusqu’à la fin du Blocus