Группа авторов

Les naturalistes


Скачать книгу

fait part de ses propres observations concernant les énormes blocs erratiques, aux arêtes aiguës, que l’on rencontre dans le Jura. Il en conclut que ce massif devait, lui aussi, avoir été jadis recouvert par les glaces. Au contraire de Charpentier, il rejette toutefois l’idée que ces blocs aient pu y être transportés par un gigantesque glacier alpin. Agassiz avance plutôt la thèse selon laquelle l’Europe aurait été couverte d’une couche de glace du pôle Nord jusqu’à la Méditerranée. Lorsque les Alpes se soulevèrent, elles auraient percé cette couche et des débris de roches auraient glissé jusqu’au Jura. Contrairement à Charpentier, Agassiz ne considérait pas que l’augmentation momentanée de l’altitude des Alpes avait joué un rôle décisif dans le refroidissement du climat, 36 mais qu’à la fin de chaque ère géologique, une chute soudaine de la température du globe avait entraîné «un froid glacial», éteignant toute vie sur la planète.37 Celle-ci se serait réchauffée ultérieurement, grâce à des réactions chimiques au niveau du noyau terrestre, et aurait été repeuplée à la suite d’une nouvelle création. Ainsi, des formes de vie primitives, plus anciennes, auraient disparu, laissant la place, selon Agassiz et Schimper, à de nouvelles formes de vie plus développées. Le spécialiste des fossiles Agassiz et le botaniste Schimper rejetaient l’idée d’une transformation des espèces, et donc, il ne leur restait qu’une solution: supposer des catastrophes planétaires pour expliquer la succession toujours plus complexe de formes de vie, selon eux plus développées, au cours de l’histoire de la Terre. Avec la découverte des glaciations, ces catastrophes semblaient identifiées.38 Vingt-trois ans avant la parution de l’ouvrage de Charles Darwin, On the Origin of Species, qui ouvrait de nouvelles perspectives, Agassiz et Schimper croyaient avoir trouvé dans les glaciations une explication à la succession des espèces dans l’histoire de notre planète. Cette explication, influencée par la philosophie de la nature romantique, était, certes, hautement spéculative, mais, aux yeux des deux hommes, elle aurait mérité qu’on s’y intéresse de plus près. Agassiz devait être frustré que le thème de la succession des espèces soit relégué au second plan et que l’on mette plutôt l’accent sur la question d’une glaciation durant la Préhistoire, déjà traitée par Charpentier et Venetz. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’a pas particulièrement mis en exergue la contribution de Charpentier à sa théorie et à celle de Schimper, et qu’il s’abstiendra, dans les publications suivantes parues dans la Bibliothèque universelle de Genève, de remercier le directeur des salines de l’avoir instruit à ce sujet. Au contraire, Agassiz se démarquera de la théorie de Venetz et de Charpentier. Il se fondait, certes, sur l’observation précise des moraines et des blocs erratiques, mais affirmait néanmoins qu’il n’avait pas l’intention de défendre les réflexions théoriques de Venetz et de Charpentier.39

image

      Ill. 5: Reconstitution de l’extension du glacier du Rhône à l’ère glaciaire proposée par Charpentier en 1841. La surface en bleu représente la région couverte par le glacier.

      L’ESSAI SUR LES GLACIERS ET LA FIN D’UNE AMITIÉ

      Alors qu’Agassiz et Schimper s’appuyaient sur les observations de Charpentier pour étayer leur propre théorie, le Genevois Jean-André Deluc (1763-1847) fera, quant à lui, une critique véhémente de sa théorie des glaciations au cours de la même assemblée générale.40 Ainsi que Charpentier le déclare lui-même, cette situation l’incitera à exposer de manière plus précise sa théorie glaciaire dans un livre dont il commencera la rédaction à l’automne 1839.41 A ce moment-là, les choses semblaient évoluer en sa faveur. Ses articles sur l’existence d’un gigantesque glacier alpin avaient suscité un écho international, et il put concilier ses propres réflexions avec les théories du soulèvement des montagnes qui dominaient alors. De plus, deux chercheurs n’appartenant pas au secteur des sciences de la Terre – Schimper et Agassiz – avaient repris sa théorie, même si leur interprétation était un peu particulière. Toutefois, cette situation réjouissante ne devait pas durer.

      Entre-temps, Louis Agassiz avait entrepris ses propres recherches et commencé à présenter également sa théorie des glaciations dans un livre qui paraîtra à l’automne 1840. Dans cet ouvrage rédigé à la hâte, il néglige de parler, comme il l’admettra lui-même, de l’apport de Schimper à la théorie des glaciations. Il devancera de quelques mois Charpentier qui travaillait encore à son livre, ce qui lui permettra de s’attribuer le mérite d’avoir publié le premier essai sur ce thème. En formulant la théorie des glaciations comme un phénomène global et en la resituant dans le contexte de ses considérations scientifiques, il lui imprimera sa propre empreinte.

      Jean de Charpentier en ressentira de l’amertume. Il s’était apparemment attendu à ce que le jeune professeur lui laisse la priorité. N’était-ce pas lui qui avait initié Agassiz à la recherche sur les glaciers et les glaciations? Finalement, son Essai sur les glaciers et sur le terrain erratique du bassin du Rhône paraîtra en 1841. Il se concentre sur la question de l’origine des blocs erratiques, les mettant en relation avec les régions formées par l’érosion glaciaire et les moraines, qu’il désignait en employant le terme générique de terrain erratique. Dans son ouvrage, il contredit systématiquement les suppositions ou objections des représentants des différentes théories des coulées de boue et d’éboulis. Il réfute également la thèse d’Agassiz et de Schimper, selon laquelle les Alpes seraient nées après la formation d’une calotte polaire. Charpentier démontre que la répartition des blocs erratiques suit le cours des grandes vallées alpines. Cela ne serait pas le cas si les Alpes naissantes avaient dû, à l’instar du pissenlit qui perce l’asphalte, d’abord percer une calotte polaire existante. Il cite en outre ses prédécesseurs, l’Ecossais John Playfair (1748-1819) ainsi que Johann Wolfgang von Goethe (1781-1832), qui, avant lui, avaient fait la relation entre le transport des blocs erratiques et la glace. Apparemment, Charpentier ne connaissait pas Jens Esmark (1763-1839). Le géologue dano-norvégien avait déjà publié en 1824 une théorie des glaciations qui partait du principe de plusieurs phases de refroidissement global, avec à chaque fois une croissance massive des glaciers et des champs de glace, causée par les fluctuations de l’orbite terrestre.42

image

      Ill. 6: Jean de Charpentier vers la fin de sa vie. Lithographie.

      Malgré des observations minutieuses et des illustrations d’excellente qualité dues à un dessinateur de l’entourage de Charpentier, l’ouvrage ne connaîtra pas la même notoriété que celui d’Agassiz – ce n’était pas le premier sur le sujet. De plus, il paraît à Lausanne, ce qui allait être un obstacle pour sa diffusion internationale. Il est possible qu’un certain attachement au canton de Vaud ait joué un rôle dans le choix du lieu de publication, ainsi que celui de ses autres objets de recherche et ses publications le suggère. Le fait que Charpentier fit parvenir au gouvernement cantonal un exemplaire spécial avec une dédicace plaide en faveur de cette hypothèse.43 De plus, il n’était pas du genre à veiller à sa publicité au moyen de conférences et d’articles dans les journaux, comme son collègue plus jeune. L’aristocrate saxon n’avait, apparemment, aucune ambition sociale.44 Mais surtout, son activité de directeur des salines devait lui prendre la plupart de son temps.

      Après la publication de son Essai, Charpentier continuera de s’engager dans la recherche sur les glaciations. En 1842, il publiera un essai sur l’applicabilité de «l’hypothèse de Venetz», ainsi qu’il la nommait, à l’Europe du Nord.45 Ce faisant, il intégrait désormais dans ses réflexions des régions situées hors de l’espace alpin et continuait de se rapprocher des idées proposées par Venetz. Lors d’un congrès à Milan en 1844, il contestera la thèse d’un géologue piémontais, selon laquelle les blocs erratiques des Pyrénées auraient été déposés par des raz-de-marée.46 En 1846 et 1847, Charpentier réfutera encore une fois cette hypothèse dans deux essais qu’il enverra à la Société géologique