E. de Mme. Pressensé

Petite Mère


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      Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il tendit la main pour en avoir encore.

      Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien vite pour aller chercher le père.

      Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses.

      Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit la clef pour la remettre à la concierge.

      — Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le père revient, vous aurez la bonté de la lui donner.

      — Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge, occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour regarder les deux enfants.

      — Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!…

      On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé. C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa femme faisait l'ouvrage de la maison.

      Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait, se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux.

      — Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge, qui ne pouvait voir dans la loge.

      — C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?…

      Madame Perlet — c'était le nom de la concierge — était bien accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis, les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait sonné.

      Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans la main.

       Table des matières

      On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom.

      Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine.

      Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite, toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère, Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait, qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même, obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi et Charlot n'en entendit jamais d'autre.

      Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir; elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement.

      Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où ils ne s'occupent que d'eux-mêmes.

      Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des chiffons, mais après… Est-il beaucoup de petites filles riches qui aient une poupée comme la sienne?

      Représentez-vous cela… Une poupée qui non seulement ouvre et ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne l'auriez certainement pas reconnue.

      Pensez-vous que la petite fille fut ravie lorsqu'un jour sa poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de Charlot.

      Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil. Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants pour peu qu'on la lui fît attendre.

      Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite fille résistait aux plus formidables piaulées de son tyran, mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et son sommeil était pesant. Une fois la première année passée, Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère."

      C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi. Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de temps