E. de Mme. Pressensé

Petite Mère


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Petite mère, j'ai faim…

      Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se contenta de répondre:

      — Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger.

      Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il recommença à traîner les pieds.

      — Où allons-nous? demanda-t-il.

      — Tu sais bien que nous allons chercher le père.

      — Oui, mais où est-il?

      — Là où l'on bâtit la grande maison tu sais…

      — Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin?

      — Je ne sais pas.

      Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites, toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune en construction.

      — Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il faut demander à quelqu'un.

      Mais à qui s'adresser? elle était si timide… Les passants ne la regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa manche — il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un monsieur, — mais la dame secoua la petite main mal assurée et passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne pas aux enfants." — Petite mère ne comprit pas d'abord ce que cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine.

      — Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et dites à votre maman de vous mieux garder.

      — Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné, et nous cherchons notre papa.

      Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main dans sa poche pour chercher son couteau.

      — Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si loin du nid. Où demeurez-vous?

      Fifine nomma la rue.

      — Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera rentré pendant que vous le cherchez.

      Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon!

      Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore. Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour lui crier: Merci!

      Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt ils crurent le reprendre.

      Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une autre rue!… Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète, mais ne se laissait pas aller à son découragement.

      — C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde, Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte, n'est-ce pas?

      — Je ne sais pas, répondait-il.

      Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse, puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une porte… mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée. Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit en pleurant à côté de lui.

      Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi: c'était la sortie de la classe du matin.

      Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient, se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un peu écorchée par le gros soulier à clous.

      — Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de l'école?

      Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se faire entendre.

      L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine voisine, et pansa la blessure.

      — Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la regardait faire.

      Celle-ci nomma la rue.

      — Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien loin; comment allez-vous retourner?

      — Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était encore plus fatigué qu'elle.

      — Venez chez nous, dit la petite fille après un moment d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous? c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue.

      Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos. Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein midi.

      Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore les regarder sans y toucher?

      Pauvre Charlot!…

      — C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu arrives juste à point.

      Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas.

      — Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour se reposer un moment, ils sont si fatigués!…

      Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait tout autour de la table.

      — Qui sont-ils? demanda la grand'mère.

      — Des petits enfants, répondit Céline.

      — Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu?

      — Ils étaient tout seuls