E. de Mme. Pressensé

Petite Mère


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grognait de tout son pouvoir.

      — Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.

      Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à la porte à côté.

      La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et un beau chat.

      Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer son apparition.

      — Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim…

      — Charlot, mourir de faim!… Que veux-tu dire, petite?… Je te certifie qu'il ne manque de rien.

      Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se mit à filer d'une air de parfait contentement.

      — Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame…

      — Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses yeux à demi-fermés.

      — Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure… c'est mon petite frère, madame…

      — Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre, c'est de ton petit frère que tu parles!… Mais, Charlot, c'est mon chat… ne le sais-tu pas?…

      — Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.

      Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère effrayée s'arrêta court.

      — Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre

       Charlot.

      — C'est lui, mon petit frère, qui a faim…

      — Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui donnes-tu pas à manger?

      — Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas…

      — Ah! les pauvres enfants!…

      Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste de son café et s'étouffa horriblement.

      Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le reposa à la même place, le regarda encore et finit par le remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors, elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot, le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et cessa de crier pour la considérer attentivement.

      La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais, bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:

      — Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.

      A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore à sa soeur un regard irrité.

      — Elle ne veut rien me donner, elle!… dit-il.

      La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne voulait rien donner au déraisonnable Charlot.

      — Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa voix douce.

      — Non!… cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!…

      — Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.

      — Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte ouverte.

      Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait. Petite mère se contenta de dire:

      — Oh! Charlot!…

      Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand courage pour la supporter.

      La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.

      — J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre avec défaveur.

      — Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.

      — Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot avec audace.

      — S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle plus sévèrement.

      Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la quatrième bouchée, il s'arrêta.

      — N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.

      — Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un air désolé.

      — Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux. Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?

      — Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.

      — Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle plus souvent Minet.

      — J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.

      — Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?

      — Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais, aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne pas de coups de poing.

      — Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.

      — Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour ceux qui les soignent.

      Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon, et la maîtresse