E. de Mme. Pressensé

Petite Mère


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s'attendrit.

      — Ils ont bien faim, continua Céline.

      La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais Céline n'hésitait pas.

      Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà pour vous deux.

      Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère; c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées pour une qu'elle s'administrait à elle-même.

      — Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut fini. Comment t'appelles-tu?

      Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de l'approbation donnée à sa soeur.

      — Elle s'appelle Petite mère, dit-il.

      — Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline.

      — Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le nom qu'il aimait.

      — Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?…

      — Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte on ne me l'a plus jamais dit.

      — Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père, où est-il?

      — Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous sommes perdus.

      — Et où alliez-vous le chercher?

      — A la grande maison qu'on bâtit….. une grande maison sur le boulevard.

      — Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une grande maison, une énorme maison… J'en bâtirai comme ça, moi, quand je serai grand…

      — Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison?

      — Nous avions bien faim, dit Petite mère.

      — Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère aussi.

      — Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand votre père n'y est pas?

      — C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec fierté.

      — Et qui prend soin d'elle? est-ce toi?

      — Non, parce que je suis trop petit… mais quand je serai grand je lui donnerai une maison… magnifique.

      Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son coeur.

      — Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine.

      — J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage que les omnibus soient si chers!

      En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma tristement.

      Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites.

      Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait donné sept.

      C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade et une bonne action.

      On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta.

      — Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le soulever…

      — Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite mère, il serait moins lourd comme cela.

      — Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi si tu me donnes des coups de pied.

      Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât, mais Céline s'y opposa avec fermeté.

      — Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle.

      Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las, mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher. Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de celle-ci, en disant:

      — Méchante!… Je ne te donnerai jamais rien quand je serai grand!…

      Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup:

      — C'est ici!

      Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison.

      — Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant sur le seuil de la loge.

      — Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef.

      L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir, à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère avait veillé une partie de la nuit.

      Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si agréables à rencontrer sur son