vers la petite porte qui donne sur la campagne, et dont ils ont une clef. Victor n'a qu'une inquiétude; il craint d'arriver trop tard; il craint que le sang ait coulé!.... Bientôt la porte se referme sur eux; ils marchent au hasard, et n'entendent plus rien; mais Victor dirige ses pas vers l'endroit où, de sa croisée, il a vu briller le fer de l'assassin: tous deux marchent doucement pour n'être point découverts.... À peine ont-ils fait deux cents pas que, cachés derrière une bruyère, ils apperçoivent distinctement une femme à genoux, tenant dans ses bras un jeune enfant de quatre à cinq ans; trois scélérats, dont l'aspect est repoussant, tiennent le pistolet sur la gorge de l'infortunée, et l'un d'eux l'interroge en ces termes: Qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu? réponds, ou c'est fait de ta vie!—Hélas! je n'ai rien entendu, rien vu, je vous le répète,—Pourquoi t'es-tu écriée: Fuyons, mon fils, ce sont des voleurs!—La crainte, la terreur, à l'heure qu'il est....—Mais tu as ajouté: Si Roger était à leur tête! fuyons!—J'ai entendu parler de Roger comme d'un chef dont l'approche est redoutable.—Tu ne le connais pas?—Moi....—Tu te troubles!....Camarades, immolons l'enfant, et conduisons la mère à notre chef. Cette femme en est connue; je ne sais quoi me dit qu'elle en est connue....
Les trois brigands allaient consommer leur forfait sur l'enfant, que la mère pressait contre son cœur; déjà même ils venaient de lui arracher cette innocente créature, qui jetait des cris affreux.... Victor s'élance, Victor s'écrie: Arrête, scélérat, reçois la punition de tes crimes!....
Un coup de pistolet étend un des brigands à ses pieds. Un second veut fuir, Valentin, le domestique de Victor, le poursuit, et le prive à son tour de la vie. Le troisième brigand se sauve à toutes jambes et disparaît.... Le fidèle serviteur revient joindre son maître, qu'il trouve occupé à rappeler les sens de l'inconnue qui s'est évanouie. Valentin la prend dans ses bras, Victor serre l'enfant dans les siens; et tous deux, chargés de ces précieux fardeaux, regagnent la petite porte, l'ouvrent, la referment soigneusement, et portent dans leur appartement les infortunés à qui ils viennent de sauver la vie.
Qu'on se représente la situation d'un homme sensible, d'un homme comme Victor, qui vient de commettre une bonne action. En est-il de plus douce? Comme son cœur bat délicieusement! comme son sang est rafraîchi par l'idée agréable qu'il vient de secourir l'humanité!
Victor fait asseoir l'inconnue, qui est un peu revenue à elle; il prend l'enfant sur ses genoux, le presse, le caresse, et voit avec satisfaction cet intéressant enfant lui sourire, et jeter sur lui des regards où se peignent déjà la tendresse et la reconnaissance.... La mère a recouvré l'usage de la parole. Qui êtes-vous, lui demande doucement Victor? Par quel hasard vous trouvez-vous seule, à une heure du matin, dans un lieu aussi désert?—Homme généreux, ne me demandez pas qui je suis; n'exigez pas que je vous fasse le récit des malheurs qui ont traversé ma vie? Ce récit douloureux, je ne pourrais le faire; je ne le ferai jamais: je me suis imposé la loi de cacher mes aventures à tout le monde; la mort seule me les fera oublier; mais personne, non personne ne les connaîtra.... Qu'il vous suffise de savoir que je suis une pauvre femme, sans asyle, sans parens, sans amis, qui...—Sans parens, sans ami! Oh! parlez, parlez, vous m'intéressez à un point....—Je m'étais retirée dans un petit village à quelques lieues de Prague. Là, je vivais tranquillement du travail de mes mains et des dons que les ames sensibles voulaient bien me faire. Un vieux laboureur, plus pauvre encore que moi, venait de perdre son fils, l'espoir de sa vieillesse; l'épouse de ce fils était morte en donnant le jour à cet enfant que vous voyez. Le laboureur ne put résister à tant de coups; il expira dans mes bras, et moi je me chargeai de l'orphelin, persuadée que le ciel ne m'abandonnerait pas. Mais, hélas! le sort ardent à me persécuter voulait me chasser une seconde fois de mes foyers. L'avant-dernière nuit, le feu prit au village et consuma une grande partie des masures. Des méchans accusèrent ma négligence de ce malheur.... J'avais perdu mon asyle, j'avais perdu la tendresse de ceux au milieu desquels je vivais; je pris l'enfant dans mes bras, et je partis, résolue d'aller implorer la compassion d'une vieille parente que j'ai en Silésie, mais dont je n'appréhende que trop la dureté, s'il faut vous l'avouer.... Hier soir je me suis égarée dans ces routes tortueuses qui environnent votre château; la nuit m'a surprise au milieu de mes inquiétudes.... Que faire dans cette cruelle extrémité! Je recommande cet enfant à Dieu; je m'enfonce dans un vallon, où j'engage le petit à dormir sur un tertre de gazon, bien déterminée à veiller toute la nuit auprès de lui. L'enfant reposait depuis près de deux heures environ, et je me croyais absolument seule dans cet endroit écarté, lorsque j'entends distinctement ces mots qu'on prononce à voix basse, et tout près de moi: As-tu assez dormi, Morgan? Allons, allons, réveille-toi, voilà l'heure d'aller à la découverte. Tu sais que Roger doit camper aujourd'hui entre Kingratz et Sarwitz: c'est le passage des voitures publiques; il y a là de bons coups à faire.... À ces mots, à ce nom de Roger, qui me retrace des souvenirs trop douloureux, la frayeur s'empare de moi; je prends l'enfant dans mes bras, je me lève, et nous fuyons; mais le petit ne peut retenir ses cris; les deux scélérats nous découvrent, nous poursuivent, nous atteignent, et.... vous savez le reste.... Généreux mortel! je vous dois ma vie, je vous dois plus!.... vous avez conservé les jours de cet enfant qui m'est bien cher, puisqu'il n'a plus que moi dans le monde! comment ferai-je pour acquitter jamais tant de bienfaits!....—Comment vous ferez, ange du ciel! Ah! continuez de donner vos soins à cet enfant, et vous aurez reconnu au-delà tout ce que j'ai eu le bonheur de faire pour vous et pour lui: c'est mériter tous les bienfaits des hommes, qu'être utile à un seul infortuné!....
Victor était charmé de voir que la personne qu'il venait de secourir était digne de son estime. Il regardait avec délices cette femme vertueuse, qui faisait pour un enfant étranger ce que le baron avait fait pour lui; il trouvait, dans la situation de l'inconnue, une sorte de rapprochement avec la sienne propre, et son ame jouissait...... Cependant il pense que ces infortunés n'ont rien pris depuis douze heures. Personne n'est éveillé dans le château.... Comment faire? C'est Valentin qui va le tirer de cette sollicitude. Valentin, ce bon garçon que nous connaîtrons un peu mieux par la suite, a toujours en réserve chez lui une armoire remplie de petites provisions. Valentin apporte à l'inconnue de quoi rétablir un peu ses forces; et comme il est trop honnête pour ne pas tenir compagnie à tout le monde et à toute heure, il boit un verre de vin, dont il faut convenir qu'il a un peu besoin......... Victor regarde avec plaisir ce tableau touchant; Victor oublie et son amour, et ses projets: tant il est vrai que le sentiment de l'humanité est le seul qui puisse remplir un cœur sensible sans douleur, sans serremens, sans toutes ces affections pénibles qui accompagnent toujours les passions!
CHAPITRE II.
LE SONGE ET L'HOSPITALITÉ.
Madame Wolf (c'est le nom que se donne l'inconnue) a fini son repas frugal; son fils, Hyacinthe, s'est déjà endormi sur un siége. Victor engage madame Wolf à se reposer dans son propre lit: elle résiste d'abord; enfin elle cède. L'enfant est mis à côté d'elle, et Victor se propose de passer le reste de la nuit dans un fauteuil, à côté de ses hôtes. Valentin veut rester avec son maître; mais Victor lui ordonne de se retirer, et le domestique obéit.
Victor est trop ému pour pouvoir sommeiller; il regarde madame Wolf dormir avec ce calme de l'ame que donne toujours la vertu; il examine l'enfant qui entre dans la carrière tortueuse de la vie, et se demande quel sort attend cet aimable enfant.
Victor réfléchissait sur la bizarrerie de la fortune, qui tourmente chaque individu séparément. Des pensées un peu plus pénibles avaient chassé les idées agréables que venait de lui faire naître le bonheur qu'il avait eu de sauver la veuve et l'orphelin des mains de trois scélérats. Madame Wolf et Hyacinthe étaient sans appui, sans secours. Victor connaissait assez le cœur du baron de Fritzierne pour espérer qu'il les garderait dans son château, et qu'il ferait pour le jeune Hyacinthe ce qu'il avait fait pour lui. Il n'en doutait pas un moment; mais il sentait que ces deux infortunés, qui lui devaient la vie, étaient un lien de plus qui l'attachait au château; il ne pouvait s'en séparer. L'enfant attendait