lui donnerait tout son temps, ne verrait Clémence qu'aux heures du repas, et toujours devant son père. C'est une espèce d'absence qu'une grande occupation. Près de Clémence, il ne la verra pas plus que s'il en était très-éloigné; car Victor peut prendre ses repas chez lui, séparément, ne rendre ses devoirs à M. de Fritzierne que le matin, et se renfermer pendant tout le reste de la journée avec son élève, son petit Hyacinthe. Oui, cela peut s'arranger ainsi; voilà qui est décidé. Victor restera au château, Victor ne verra plus Clémence qu'autant que la bienséance l'exigera. Sa passion, distraite par un autre objet, s'affaiblira bientôt; il oubliera Clémence, il l'oubliera.....
Insensé, quelle est ton erreur! que ta raison est fragile, quand c'est ton cœur qui la guide! Crois-tu qu'une première impression s'efface aussi aisément? crois-tu qu'on puisse oublier Clémence quand on a eu le bonheur de la voir, d'admirer ses talens, ses perfections?...... Tu ne la verras que rarement, et devant son père! Mais Clémence s'attachera à ton élève; elle te le demandera; elle viendra le trouver chez toi; elle voudra lui donner des leçons de musique, de talens agréables: tu l'entendras chanter, cette fille céleste! tu la verras sourire, tu la rencontreras chez toi, dans le parc, et par-tout dans ton cœur!.... Eh! tu pourrais l'oublier! l'oublier! Il te faudra donc oublier aussi que tu as une ame sensible? Il te faudra donc oublier les jeux de ton enfance avec Clémence, ses agaceries piquantes, sa voix si touchante, ses regards si doux, si expressifs? Non non, Victor, n'espère pas te soustraire facilement à ses traits dangereux; n'espère pas vaincre un amour si pur, si délicat.... Eh! quand tu ne la verrais plus, pourrais-tu jamais oublier que tu l'as vue, que tu l'as connue? Fuis le danger, Victor; laisse la veuve et l'orphelin dans le château, confie-les aux soins généreux de ton bienfaiteur. Il demandait une compagne pour sa fille, pour lui des amis, un appui dans sa vieillesse; eh bien! les voilà, ces amis qu'il cherchait. Madame Wolf paraît bien née; elle est vertueuse, elle a du moins l'accent de la vertu: peux-tu, Victor, peux-tu jamais être mieux remplacé?
Victor était occupé de ces diverses réflexions; ses yeux étaient attachés sur la veuve et l'orphelin, qu'il voyait reposer tranquillement.... Tout-à-coup madame Wolf paraît agitée par un songe funeste; son front se couvre de sueur, ses traits s'obscurcissent, sa bouche veut articuler quelques mots.... Victor craint qu'elle ne se trouve indisposée; il va s'approcher d'elle, la secourir. Elle paraît se calmer..... ses yeux se referment..... elle dort.... Mais non: bientôt un nouveau trouble s'empare de ses sens; elle s'agite, elle jette un cri.... À ce cri lugubre et sourd succèdent quelques murmures étouffés. Victor l'entend prononcer distinctement ces mots: Roger! barbare Roger!.... que fais-tu? que veux-tu? la beauté, l'innocence, rien ne peut te désarmer!.... Cruel! frappe, frappe donc! arrache-lui la vie.... Cet enfant, tu le demandes! Non, non, cet enfant n'est plus en ton pouvoir; je l'ai soustrait à la mort, a l'ignominie.... La mère te reste!... Le monstre! il l'étend sans vie à mes pieds, ciel! oh ciel!...
À ce cri affreux, madame Wolf se réveille en sursaut; elle regarde autour d'elle d'un air inquiet, apperçoit Victor, et s'écrie, en cachant sa tête dans ses mains: le voilà! c'est lui!—Qui donc, lui, s'écrie à son tour Victor étonné?... Il s'approche d'elle, lui prend la main, et lui demande la cause de son trouble. Madame Wolf se frotte les yeux, le considère long-temps avec une expression mêlée de douleur et d'effroi: puis, revenant à elle, elle lui dit en soupirant: Pardonnez, généreux inconnu, pardonnez mon égarement: il est la suite d'un songe effrayant. Je voyais..... je croyais voir..... un homme qui..... vos traits.... Un rapport, bien éloigné sans doute, tout a prolongé mon erreur. Pardonnez-moi si j'ai interrompu votre sommeil.—Mon sommeil! je ne dormais point.... Je vous l'avouerai, madame, vous m'avez glacé d'effroi. Ce Roger que vous avez nommé....—Roger? Ciel! j'ai nommé Roger?—Oui, madame; vous le voyiez prêt à frapper la mère d'un enfant que vous lui aviez soustrait; il semblait même qu'il l'immolait à vos yeux.—Malheureuse! qu'ai-je dit? (se remettant.) Excusez-moi encore une fois, homme sensible et délicat. C'est... oui, c'est la scène de ce soir qui s'est retracée à mon imagination..... Je croyais voir les brigands dont vous m'avez délivrée; ils frappaient mon petit Hyacinthe. Sa mère, qui n'est plus.... car elle n'est plus, sa mère!... elle était exposée à leurs coups. Voilà tout.—Voilà tout, madame? Permettez-moi une seule question. Vous m'avez dit que ce Roger, dont vous avaient parlé les voleurs, vous rappelait des souvenirs bien douloureux..... Auriez-vous connu un homme qui portât ce nom?—Que trop, monsieur.—Ce n'est pas sans doute ce Roger, ce chef des brigands qui infestent les forêts de l'Allemagne, celles de la Bohême?—Par pitié, monsieur, par pitié ne m'interrogez point. Je vous ai dit que personne ne connaîtrait mes malheurs, non, non, personne! S'il faut vous les raconter, s'il faut à ce prix reconnaître le service signalé que vous m'avez rendu, je le sens, le sacrifice est au-dessus de mes forces, et je me vois dans la dure nécessité de vous avouer mon ingratitude.—N'en parlons plus, madame Wolf, n'en parlons plus; on doit respecter le secret des infortunés, comme on doit respecter leur sommeil.... Remettez-vous un peu, madame; le jour paraît, tâchez de reposer encore quelques heures.
Madame Wolf ne pouvait plus dormir; ses sens avaient été trop agités par son rêve pour pouvoir se plonger de nouveau dans cet engourdissement salutaire que procure le sommeil. Elle se leva, et attendit, en causant avec Victor de choses indifférentes, le lever du baron de Fritzierne, qui, dès six heures du matin, était tous les jours dans son parc. Victor regardait attentivement par la croisée; il apperçut enfin cet homme respectable qui, un fusil sous le bras, s'amusait de temps en temps à chasser les oiseaux. Victor recommande à madame Wolf de l'attendre. Il vole au-devant de son bienfaiteur, et se précipite sur sa main, qu'il couvre de baisers. Ô mon père! avez-vous bien passé la nuit?—Très-bien, mon Victor, et toi?—Moi, mon père, la nuit la plus délicieuse....—J'entends, tu as bien dormi. À ton âge!.... Cependant je te trouve les yeux un peu... rouges; tu es pâle.—Mon père...—Achève: aurais-tu quelque chagrin? Penserais-tu encore au refus que je t'ai fait hier de te laisser voyager? Crois-tu que je puisse aisément me passer de toi, mon ami? Si c'est cela qui t'affecte, si tu viens encore m'en parler, je t'en avertis, nous nous fâcherons nous deux, mais sérieusement... Allons, mon Victor, consulte ton cœur, et s'il te dit que tu peux me quitter sans regret, je te laisserai partir sans peine.
Ce peu de mots avait foudroyé Victor; il ne venait point réitérer sa demande, ce n'était point là ce qui l'amenait auprès de M. de Fritzierne; mais il avait le projet de lui en parler dans un autre moment, et tout son espoir s'évanouissait. Cependant l'intérêt de la veuve et de l'orphelin l'emporta sur le sien propre: il oublia ses affaires pour s'occuper de celles de ses protégés. Il se remit donc de la première impression que lui a faite la défense du baron. Mon père, lui dit-il, je ne viens point vous parler d'un projet qui a eu le malheur d'affecter hier votre sensibilité; je ne réitérerai point ma demande, puisqu'elle vous déplaît; un motif plus puissant m'engage à réclamer votre générosité—Qu'est-ce que c'est, mon fils? as-tu besoin de quelque chose? Parle, parle; que tes desirs soient inépuisables comme l'envie que j'ai de t'accabler de mes bienfaits.—Homme divin!.... ce n'est pas pour moi; non, ce n'est pas pour moi que je vous intercède; vos bontés savent prévenir mes moindres vœux, et je n'en puis plus former que pour votre bonheur!.... (en souriant un peu.) Vous allez peut-être trouver plaisant l'aveu que je vais vous faire.... Une.... une femme a passé la nuit dans ma chambre.—(souriant aussi.) Une femme? Quel âge?—Quarante ans, à-peu-près.—Oh! tu ne choisis pas bien.—Pardonnez-moi, mon père; je choisis très-bien, comme vous choisiriez; car c'est la vertu, c'est l'infortune à qui j'ai accordé l'hospitalité depuis une heure du matin.—Bon jeune homme! conte-moi donc cela. T'es-tu trouvé dans les grandes aventures?—Oh! très-grandes, mon père: écoutez-moi.
Victor lui fait un récit exact de tout ce qui s'est passé pendant la nuit; il n'oublie rien, pas même les plus légères circonstances du songe de madame Wolf. Quand il a fini son récit, le baron s'écrie: Où est-elle, cette femme respectable, où est-elle? je veux la voir: si elle est digne de mon estime, de la tienne, je la garde ici, je la donne à ma fille pour compagne et pour amie.
Victor court promptement chercher madame Wolf; elle descend, tenant son petit Hyacinthe par la main; elle se précipite aux genoux du baron, qui la relève avec bonté, lui adresse quelques questions, fait venir un domestique, et lui ordonne de préparer,