M. Ducray-Duminil

Victor, ou L'enfant de la forêt


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cas de me renvoyer? Qui partagera tes peines, qui les adoucira, si ce n'est ta sœur, ta bonne sœur, qui t'aime, oh! qui t'aime!....—Tu m'aimes?—Il en doute, je crois! Tiens, il faut que je te dise une remarque assez singulière que j'ai faite. Tu sais combien je respecte, combien je chéris mon père: eh bien! je ne sais pas pourquoi, il me semble que tu m'es encore plus cher que lui. C'est peut-être mal à moi; mais mon cœur n'est pas maître de surmonter cet excès de tendresse.—Que me dis-tu?....—La vérité.—Clémence, ah! Clémence, par pitié, éloigne-toi; ne me vois, ne me parle jamais.—Bien obligée de ta reconnaissance. C'est ainsi que tu réponds à l'aveu que je te fais?—Clémence, il faut que nous nous séparions.—À propos, c'est ton dessein à toi, je sais cela.—Tu sais?—C'est-à-dire, que tu veux me faire mourir. Moi! moi! que t'ai-je fait, méchant?—Hélas!—Oui; parlez, monsieur; dites-moi pourquoi vous me traitez, depuis quelque temps, avec tant froideur? C'est affreux: vous m'évitez, vous ne me parlez plus, vous repoussez mes caresses: là, tout-à-l'heure encore....—Ah! si tu savais!....—Eh bien! parle, si tu as quelque secret, confie-le-moi; verse-le dans mon sein. Je ne suis qu'une enfant, il est vrai, mais je suis digne de ta confiance; je suis capable de garder ton secret aussi bien que toi. Ô mon frère! mon cher frère! mon cher Victor!....

      En disant ces mots, Clémence verse quelques larmes; elle passe ses bras autour du cou de Victor; elle le presse, elle le serre contre son cœur.... L'état de Victor est trop violent; il va succomber, il va parler; sa tête est égarée, sa raison chancèle; il ne voit que son amante, il ne cède qu'à l'amour... Clémence! Clémence! s'écrie-t-il dans un délire effrayant, promets-moi, promets-moi de ne rien dire, de garder dans ton sein l'aveu que je ne puis plus te céler?—Parle, oh! parle, Victor.—Jure-moi....—Eh! ton cœur et le mien ne font qu'un; ton secret, partagé avec moi, n'est-il pas toujours à toi?—Femme divine!.... apprends que je brûle, apprends que je t'aime, que je t'adore....—Eh bien quel mal? Et moi aussi, je t'aime, je t'adore....—Mais je t'aime.... en amant!....—Et je t'aime aussi... en amante!—Plus.... qu'un frère.—Plus qu'une sœur.—Eh! sais-tu, sais-tu ce qui fait mon tourment?.... C'est que tu n'es pas ma sœur!—Je ne suis pas....—Non, tu n'es pas ma sœur, je ne suis pas ton frère; je ne suis qu'un amant ivre de tes charmes, de tes vertus, de tes perfections.... un enfant trouvé dans une forêt, recueilli, élevé par ton père comme son propre fils: voilà, voilà tout ce que je suis....—Tu n'es pas mon frère!.... Dieux! quel bonheur!—Eh quoi! tu me pardonnes de t'aimer! tu ne me punis point!...—Eh! de quoi, mon ami? Au contraire, nous avons maintenant l'espoir d'être unis.—Qu'entends-je?—Ah! Victor, quel heureux changement! Moi qui t'aimais, qui t'adorais.... plus qu'une sœur ne le devait, sans doute, c'était mon amant que j'idolâtrais, c'était mon époux!—Ton époux?—Oui, mon époux!.... Victor, connais-tu mon père?—Je sais qu'il est bon.—Sais-tu aussi qu'il est exempt de préjugés, d'orgueil et de cupidité?—Que veux-tu dire?—Qu'il nous unira.—Comment espères-tu?—Apprends que ce secret que tu viens de me confier, j'ai été vingt fois sur le point de le pénétrer. Oui, j'ai eu vingt fois l'idée.... Mais ma légéreté, mon inexpérience, tout m'a empêchée de réfléchir plus sérieusement sur la conduite de mon père à mon égard. Apprends que mon père m'a cent fois, mille fois dit: Aime Victor, ma fille aime-le de toutes les forces de ton cœur. J'ai des projets sur lui. Un jour ce frère chéri pourrait faire ton bonheur et celui de ma vieillesse. J'ai des raisons pour t'engager à l'aimer autant que tu m'aimes.... Entends-tu, Victor, ce que mon père voulait dire? Comprends-tu que c'est de notre hymen qu'il parlait? Oh! mon ami, quelle heureuse destinée nous attend!

      Victor, étonné, écoute ce que lui dit Clémence; il est sur le point de se livrer au plus doux espoir. L'amour aime à se flatter; mais Victor sait penser. L'énorme distance qui le sépare du baron de Fritzierne vient frapper ses regards. D'ailleurs, c'est Clémence, c'est une enfant qui lui donne pour des réalités des conjectures vagues, des expressions à double sens, que la générosité, l'amitié ont seules dictées à son père. Victor ne peut espérer de devenir l'époux de Clémence; il ne peut se livrer à cette pensée consolante, mais chimérique. Non, Clémence, dit-il à son amante, non, il ne faut pas nous aveugler: je ne suis qu'un orphelin, sans parens, sans connaissance même de ma naissance; je ne dois pas élever ma pensée jusqu'à toi. Jamais, non, jamais ton père ne consentira à un hymen aussi disproportionné. Il faut renoncer à cet espoir flatteur, chère Clémence, il le faut. Ton père a la bonté de m'estimer, de m'aimer comme son propre fils: ce sont les liens de la fraternité, et non ceux de l'amour, qu'il a voulu resserrer entre nous deux.... Clémence, te voilà instruite de mon origine, de mon sort, de mes projets. Garde bien ce secret dans ton cœur; que personne ne s'apperçoive que je te l'aie révélé. Clémence, j'ai ta parole, je la réclame.—Mais quelle manie à toi de désespérer comme cela de tout! D'ailleurs, tu parles encore de projets: mon bien-aimé, quels sont donc ces projets que tu formes toujours?—Celui de te fuir; il le faut. Après l'aveu que je t'ai fait sur-tout, je ne puis plus vivre avec toi; non, je ne le puis plus. J'abhorre jusqu'à l'idée de la séduction; elle m'effraie, et je crains déjà de m'en être rendu coupable.—Toi, toi, mon frère?.... Ah! pardonne ce nom, qui m'est échappé involontairement.—Appelle-moi ton frère, Clémence; que je le sois encore, toujours! Ce nom seul peut me ramener à l'honneur, au devoir.—Mais voyez donc comme il parle! À coup sûr, Victor, j'aime encore plus la vertu que je ne te chéris. Si je croyais que la déclaration que tu viens de me faire, que je t'ai faite à mon tour, pût enfreindre la plus légère loi de l'honneur, je ne me pardonnerais jamais cet entretien. Mais, Victor, mon père est bon, sensible, généreux; il ne ressemble pas à ces grands de la terre, qui n'écoutent que l'orgueil, que la cupidité, dans l'établissement de leurs enfans. Il voit les hommes, et non les titres; il te regarde comme un fils, comme un gendre, oui, comme un gendre, te dis-je. Si tu ne veux pas me croire? méchant, c'est que tu veux me faire de la peine....

      Clémence emploie mille raisons pour persuader à Victor ce dont elle-même est persuadée, tous ses discours sont inutiles, Victor est désespéré d'avoir éclairé Clémence sans l'aveu de son père. Il pense avec raison que c'était à Fritzierne lui-même à dévoiler à sa fille le véritable état de Victor: et que puisqu'il ne l'a pas fait jusqu'à ce jour, c'est qu'il avait apparemment des motifs que Victor ne devait pas pénétrer, ne devait pas contrarier au moins par son indiscrétion. Cette réflexion effraie Victor: il craint les justes reproches du baron; il redoute les suites de son imprudence, et tout le raffermit dans le dessein qu'il a de s'éloigner, et cela dès ce jour, le plutôt possible; Clémence lui promet cependant de ne point témoigner qu'elle soit instruite. Tous deux se prennent par le bras, et reviennent lentement au château, pénétrés d'une tristesse qui n'aurait pas dû être la suite d'un entretien où l'amour pouvait s'exhaler sans crainte, sans être gêné par l'illusion de la nature.

      Cœurs vertueux, c'est ainsi que vous assujettissez les passions aux devoirs de la raison, aux loix de la délicatesse; c'est ainsi que vous savez éprouver, exprimer et sentir!

      Tous deux arrivent au château, où ils apprennent avec surprise que M. de Fritzierne les a mandés pour une affaire importante. Ils se hâtent de se rendre chez lui, et sont encore plus surpris de le trouver plongé dans une sombre rêverie.

      «Mes enfans, leur dit-il, je vous ai réunis pour vous faire part d'une remarque assez singulière que je viens de faire... Victor, cette madame Wolf, c'est une étrange femme, ou du moins ses aventures doivent être bien extraordinaires....—Que s'est-il donc passé, mon père?—Écoutez-moi tous les deux. Vous savez que j'ai fait donner à madame Wolf l'appartement qui est au bout de la seconde tourelle du nord, du côté de la grande route, elle venait de s'y retirer tout-à-l'heure, et moi, craignant qu'il lui manquât quelque chose, je m'y étais rendu dans le dessein de voir si l'on avait bien suivi mes ordres si tout y était en règle.... J'arrive; quelques exclamations douloureuses qui frappent mon oreille m'engagent à m'arrêter sur le seuil de sa porte, qui est entr'ouverte. Je pousse même un peu cette porte, pressé, je l'avoue, par la curiosité; et j'apperçois, sans être vu, madame Wolf appuyée contre son lit, et tenant entre ses mains un bijou qu'elle mouille de ses larmes, qu'elle baise même de temps en temps avec transport.... Quel rapport, s'écrie-t-elle! quel rapport frappant entre les traits de ce monstre et ceux du généreux jeune homme à qui je dois la vie!....