Gustave Aimard

Les trappeur de l'Arkansas


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Cœur-Loyal sourit.

      – Vous êtes libre, reprit-il, voici les objets nécessaires pour faire votre nouveau métier, je vous les donne, la prairie est devant vous, bonne chance.

      Le jeune homme secoua la tête.

      – Non, dit-il, je ne vous quitterai pas à moins que vous ne me chassiez ; je suis seul, sans famille, sans amis, vous m’avez sauvé la vie, je vous appartiens.

      – Je ne fais pas payer les services que je rends, dit le chasseur.

      – Vous les faites payer trop cher, répondit vivement l’autre puisque vous n’acceptez pas la reconnaissance ; reprenez vos dons, ils me sont inutiles, je ne suis pas un mendiant auquel on jette une aumône, je préfère aller me livrer de nouveau aux Comanches, adieu !

      Et le Canadien se mit résolument en marche du côté du camp des Indiens.

      Le Cœur-Loyal fut ému ; ce jeune homme avait l’air si franc, si naïf, qu’il sentit quelque chose se remuer pour lui dans sa poitrine.

      – Arrêtez, dit-il.

      L’autre s’arrêta.

      – Je vis seul, continua le chasseur, l’existence que vous passerez avec moi sera triste ; un grand chagrin me dévore, pourquoi vous attacher à moi qui suis malheureux ?

      – Pour partager votre chagrin, si vous m’en jugez digne, et vous consoler si cela est possible ; l’homme seul risque de tomber dans le désespoir, Dieu lui a ordonné de s’adjoindre des compagnons.

      – C’est vrai ! murmura le chasseur indécis.

      – À quoi vous arrêtez-vous ? demanda le jeune homme avec anxiété.

      Le Cœur-Loyal le considéra un instant avec attention, son œil d’aigle sembla vouloir scruter ses plus secrètes pensées, puis sans doute satisfait de son examen :

      – Comment vous nommez-vous ? lui dit-il.

      – Belhumeur, répondit l’autre, ou, si vous le préférez, Georges Talbot, mais on ne me donne ordinairement que le premier nom.

      Le chasseur sourit.

      – Ce nom promet, dit-il, et lui tendant la main : Belhumeur, ajouta-t-il, à partir de cet instant vous êtes mon frère, désormais c’est entre nous à la vie et à la mort.

      Il le baisa sur les yeux ainsi que cela se pratique dans les prairies dans des circonstances semblables.

      – À la vie et à la mort ! répondit avec élan le Canadien en serrant chaleureusement la main qui lui était tendue, et en baisant à son tour son nouveau frère sur les yeux.

      Voilà de quelle façon le Cœur-Loyal et Belhumeur s’étaient connus. Depuis cinq ans, pas le moindre nuage, pas la plus petite ombre n’avait passé sur l’amitié que ces deux natures d’élite s’étaient jurée dans le désert, à la face de Dieu. Au contraire, tous les jours elle semblait s’accroître, ils n’avaient qu’un cœur à deux, complètement sûrs l’un de l’autre, devinant leurs pensées les plus cachées ; ces deux hommes avaient vu leurs forces se décupler et telle était leur confiance réciproque qu’ils en étaient arrivés à ne plus douter de rien, à entreprendre et mener à bien les expéditions les plus audacieuses, devant lesquelles dix hommes résolus auraient hésité.

      Mais tout leur réussissait. Rien ne paraissait leur être impossible, on aurait dit qu’un charme les protégeait et les rendait invulnérables et invincibles.

      Aussi leur réputation s’était-elle répandue au loin, et ceux que leur nom ne frappait pas d’admiration, le répétaient avec terreur.

      Après quelques mois passés par Cœur-Loyal à étudier son compagnon, entraîné par ce besoin que l’homme éprouve de confier ses peines à un ami sûr, le chasseur n’avait plus eu de secrets pour Belhumeur. Cette confidence que le jeune homme attendait avec impatience, mais qu’il n’avait rien fait pour amener, avait resserré encore, s’il est possible, les liens qui attachaient les deux hommes, en fournissant au Canadien les moyens de donner à son ami les consolations que son âme froissée exigeait, et lui permettant de ne jamais irriter des plaies toujours saignantes.

      Le jour où nous les avons rencontrés dans la prairie, ils venaient d’être victimes d’un vol audacieux, commis par leur vieil ennemi la Tête-d’Aigle, le chef comanche, dont la haine et la rancune au lieu de s’affaiblir avec le temps n’avaient au contraire fait que s’augmenter.

      L’Indien, avec la fourberie caractéristique de sa race, avait dissimulé et dévoré en silence l’affront qu’il avait subi de la part des siens et dont les deux chasseurs blancs étaient les causes directes, attendant patiemment l’heure de la vengeance. Il avait sourdement creusé un abîme sous les pieds de ses ennemis, indisposant peu à peu les Peaux-Rouges contre eux, répandant adroitement des calomnies sur leur compte. Grâce à ce système, il avait enfin réussi, il le croyait du moins, à indisposer jusqu’aux chasseurs blancs et métis et à faire considérer les deux hommes comme des ennemis par tous les individus dispersés dans la prairie.

      Dès que ce résultat avait été obtenu, la Tête-d’Aigle s’était mis à la tête d’une trentaine de guerriers dévoués, et voulant amener un éclat qui perdrait ceux dont il avait juré la mort, il avait dans une seule nuit volé toutes leurs trappes, certain qu’ils ne laisseraient pas un tel affront impuni et qu’ils voudraient en tirer vengeance.

      Le chef ne s’était pas trompé dans ses calculs, tout était arrivé comme il l’avait prévu.

      C’était là qu’il attendait ses ennemis.

      Pensant qu’ils ne trouveraient aucun secours parmi les Indiens ou les chasseurs, il se flattait, grâce aux trente hommes résolus qu’il commandait, de s’emparer facilement des deux chasseurs qu’il se proposait de faire mourir dans des tortures atroces.

      Mais il avait commis la faute de dissimuler le nombre de ses guerriers, afin d’inspirer plus de confiance aux chasseurs.

      Ceux-ci n’avaient été qu’à moitié dupes de ce stratagème ; se trouvant assez forts pour lutter même contre vingt Indiens, ils n’avaient réclamé l’aide de personne pour se venger d’ennemis qu’ils méprisaient et s’étaient, comme nous l’avons vu, mis résolument à la poursuite des Comanches.

      Fermant ici cette parenthèse un peu longue, mais indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu en terminant le précédent chapitre.

      III. La piste

      La Tête-d’Aigle, qui voulait être découvert par ses ennemis, n’avait pris aucun soin pour dissimuler sa piste.

      Elle était parfaitement visible dans les hautes herbes, et si parfois elle semblait s’effacer, les chasseurs n’avaient qu’à se pencher légèrement de côté pour en retrouver les empreintes.

      Jamais dans la prairie l’on n’avait suivi un ennemi de la sorte. Cela devait d’autant plus paraître singulier au Cœur-Loyal, qui de longue date connaissait à fond toutes les ruses des Indiens et savait avec quel talent, lorsqu’ils le jugent nécessaire, ils font disparaître les marques de leur passage.

      Cette facilité lui donnait à réfléchir. Pour que les Comanches n’eussent pas pris plus de soin, il fallait qu’ils se crussent bien forts, ou bien qu’ils eussent préparé une embuscade dans laquelle ils espéraient faire tomber leurs trop confiants ennemis.

      Les deux chasseurs s’avançaient, jetant de temps en temps un regard à droite ou à gauche afin d’être sûrs de ne pas se tromper, mais la piste allait toujours en ligne droite, sans détours ni circuits d’aucune sorte. Il était impossible de rencontrer plus de facilité dans une poursuite, Belhumeur lui-même commençait à trouver cela extraordinaire et à s’en inquiéter sérieusement.

      Mais si les Comanches n’avaient pas voulu se donner la peine de cacher leur marche, les chasseurs n’agissaient pas comme