Gustave Aimard

Les trappeur de l'Arkansas


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flancs de sa monture qui hennit de douleur, il partit à fond de train.

      Le majordome rentra dans la ferme en secouant tristement la tête.

      Dès que l’hacienda eut disparu derrière un pli de terrain, don Ramon s’arrêta, sortit un mouchoir de soie de sa poitrine, banda les yeux de son fils sans lui adresser une parole, et repartit.

      Cette course dura longtemps dans le désert ; elle avait quelque chose de lugubre, qui faisait froid à l’âme.

      Ce cavalier vêtu de noir, glissant silencieusement dans les sables, emportant à l’arçon de sa selle un enfant garrotté, dont les tressaillements nerveux et les soubresauts révélaient seuls l’existence, avait un aspect fatal et étrange qui aurait imprimé la terreur à l’homme le plus brave.

      Bien des heures se passèrent sans qu’un mot fût échangé entre le père et le fils ; le soleil commençait à baisser à l’horizon, quelques étoiles apparaissaient déjà dans le bleu sombre du ciel, le cheval courait toujours.

      Le désert prenait d’instant en instant une apparence plus triste et plus sauvage ; toute trace de végétation avait disparu ; seulement çà et là des monceaux d’ossements blanchis par le temps marbraient le sable de taches livides, les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus du cavalier en poussant des cris rauques, et dans les profondeurs mystérieuses des chaparals, les bêtes fauves, aux approches du soir, préludaient par de sourds rugissements à leurs lugubres concerts.

      Dans ces régions le crépuscule n’existe pas ; dès que le soleil a disparu, la nuit est complète.

      Don Ramon galopait toujours.

      Son fils ne lui avait pas adressé une prière, n’avait pas poussé une plainte.

      Enfin, vers huit heures du soir, le cavalier s’arrêta. Cette course fiévreuse durait depuis dix heures. Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque pas.

      Don Ramon jeta un regard autour de lui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres.

      De tous les côtés, le désert déroulait ses immenses plaines de sable ; d’un seul les premiers plans d’une forêt vierge découpaient à l’horizon leur silhouette bizarre, qui tranchait d’une façon sinistre sur l’ensemble du paysage.

      Don Ramon mit pied à terre, posa son fils sur le sable, ôta la bride de son cheval, afin qu’il pût manger la provende qu’il lui donna ; puis lorsqu’il se fut acquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs, il s’approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait ses yeux.

      L’enfant resta immobile, fixant sur son père un regard terne et froid.

      – Monsieur, lui dit don Ramon, d’une voix sèche et brève, vous êtes ici à plus de vingt lieues de mon hacienda, dans laquelle vous ne devez plus mettre les pieds sous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul, vous n’avez plus ni père, ni mère, ni famille ; puisque vous êtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtes fauves ; ma résolution est irrévocable, vos prières ne pourraient la changer, épargnez-les-moi donc.

      – Je ne vous prie pas, répondit l’enfant d’une voix sourde ; on ne prie pas le bourreau.

      Don Ramon tressaillit ; il fit quelques pas de long en large avec une agitation fébrile ; mais se remettant presque aussitôt, il continua :

      – Voici dans ce sac des vivres pour deux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans ma main n’a jamais manqué le but ; je vous donne aussi ces pistolets, ce machète, ce couteau, cette hache, de la poudre et des balles dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans le sac aux provisions un briquet et tout ce qu’il faut pour faire du feu ; j’y ai joint une Bible appartenant à votre mère. Vous êtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plus rentrer ; le désert est devant vous ; il vous appartient ; pour moi, je n’ai plus de fils, adieu ! Le Seigneur vous fasse miséricorde, tout est fini entre nous sur la terre ; vous restez seul et sans famille, à vous maintenant à commencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins. La Providence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en elle ; seule, désormais, elle veillera sur vous.

      Après avoir prononcé ces mots, don Ramon, le visage impassible, remit la bride à son cheval, rendit à son fils la liberté, en tranchant d’un coup les liens qui l’attachaient, et, se mettant en selle, il partit avec rapidité.

      Rafaël se releva sur les genoux, pencha la tête en avant, écouta avec anxiété le galop précipité du cheval sur le sable, suivit des yeux, aussi longtemps qu’il put la distinguer, la fatale silhouette qui se détachait en noir aux rayons de la lune ; puis, lorsque le cavalier se fut enfin confondu avec les ténèbres, l’enfant porta la main à sa poitrine, une expression de désespoir impossible à rendre crispa ses traits :

      – Ma mère !… ma mère !… s’écria-t-il.

      Et il tomba à la renverse sur le sable.

      Il était évanoui.

      Après un temps de galop assez long, don Ramon ralentit insensiblement et comme malgré lui l’allure de son cheval, prêtant l’oreille aux bruits vagues du désert, écoutant avec anxiété, sans se rendre bien compte lui-même des raisons qui le faisaient agir, mais attendant peut-être un appel de son malheureux fils pour retourner auprès de lui. Deux fois même sa main serra machinalement la bride, comme s’il obéissait à une voix secrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; mais toujours l’orgueil féroce de sa race fut le plus fort, et il continua à marcher en avant.

      Le soleil se levait au moment où don Ramon arrivait à l’hacienda.

      Deux personnes debout, de chaque côté de la porte, attendaient son retour.

      L’une était doña Jesusita, l’autre le majordome.

      À l’aspect de sa femme, pâle et muette, qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation, l’hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer le cœur ; il voulut passer.

      Doña Jesusita fit deux pas, et saisissant la bride du cheval :

      – Don Ramon, lui dit-elle avec angoisse, qu’avez-vous fait de mon fils ?

      L’hacendero ne répondit pas ; en voyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans la poitrine, il se demanda mentalement s’il avait réellement le droit d’agir comme il l’avait fait.

      Doña Jesusita attendait vainement une réponse. Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur en apercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés sur ce visage si calme, si tranquille quelques heures à peine auparavant.

      La noble femme était livide ; ses traits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés de fièvre étaient rouges et secs, deux lignes noires et profondes les rendaient caves et hagards ; une large tache marbrait ses joues, trace de larmes dont la source était tarie ; elle ne pouvait plus pleurer, sa voix était rauque et saccadée, sa poitrine oppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper une respiration haletante.

      Après avoir attendu pendant quelques secondes une réponse à sa demande :

      – Don Ramon, reprit-elle, qu’avez-vous fait de mon fils ?

      L’hacendero détourna la tête avec embarras.

      – Oh ! vous l’avez tué ! fit-elle avec un cri déchirant.

      – Non !…, répondit-il effrayé de cette douleur, et pour la première fois de sa vie forcé de reconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de son enfant.

      – Qu’en avez-vous fait ? reprit-elle en insistant.

      – Plus tard, dit-il, quand vous serez calme, vous saurez tout.

      – Je suis calme, répondit-elle, pourquoi feindre une pitié que vous n’éprouvez pas ? mon fils est mort, et c’est vous qui l’avez tué !

      Don Ramon descendit de cheval.

      – Jesusita, dit-il à sa femme en lui prenant les