Gustave Aimard

Les trappeur de l'Arkansas


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! reprit-il avec hésitation, puisque vous voulez tout savoir, apprenez que si j’ai abandonné votre fils dans le désert… c’est en lui laissant les moyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins.

      Doña Jesusita tressaillit, un frisson nerveux parcourut tout son corps.

      – Vous avez été clément, dit-elle d’une voix incisive et avec une ironie amère ; vous avez été clément envers un enfant de seize ans, don Ramon, il vous répugnait de tremper vos mains dans son sang, vous avez préféré laisser cette tâche aux bêtes fauves et aux féroces Indiens, qui seuls peuplent ces solitudes.

      – Il était coupable ! répondit l’hacendero d’une voix basse mais ferme.

      – Un enfant n’est jamais coupable pour celle qui l’a porté dans son sein et nourri de son lait, fit-elle avec énergie ; très bien, don Ramon, vous avez condamné votre fils, moi, je le sauverai !

      – Que voulez-vous faire ? dit l’hacendero effrayé de la résolution qu’il vit briller dans l’œil de sa femme.

      – Que vous importe ? don Ramon, j’accomplirai mon devoir comme vous avez cru devoir accomplir le vôtre ! Dieu jugera entre nous ! tremblez qu’il ne vous demande compte un jour du sang de votre fils !…

      Don Ramon courba la tête sous cet anathème ; le front pâle et l’âme remplie de remords cuisants, il rentra lentement dans l’hacienda.

      Doña Jesusita le suivit un instant des yeux.

      – Oh ! s’écria-t-elle ! mon Dieu ! faites que j’arrive à temps.

      Alors elle sortit, suivie de nô Eusébio.

      Deux chevaux les attendaient, cachés derrière un bouquet d’arbres. Ils se mirent en selle.

      – Où allons-nous, señora ? demanda le majordome.

      – À la recherche de mon fils ! répondit-elle d’une voix éclatante.

      Elle semblait transfigurée par l’espérance. Un vif incarnat colorait ses joues ; ses yeux noirs lançaient des éclairs.

      Nô Eusébio détacha quatre magnifiques limiers, nommés rastreros dans le pays, et qui servent à suivre les pistes ; il leur fit sentir une chemise appartenant à Rafaël ; les limiers s’élancèrent sur la voie en poussant de grands cris ; nô Eusébio et doña Jesusita bondirent à leur suite en échangeant un regard d’espoir suprême.

      Les chiens n’eurent pas de peine à suivre la piste, elle était droite et sans hésitation aucune ; aussi ne s’arrêtèrent-ils pas un instant.

      Lorsque doña Jesusita arriva à l’endroit où Rafaël avait été abandonné par son père, la place était vide !… l’enfant avait disparu !

      Les traces de son séjour étaient visibles. Un feu achevait de mourir. Tout indiquait que Rafaël n’avait quitté cette place que depuis une heure à peine.

      – Que faire ? demanda nô Eusébio avec anxiété.

      – Pousser en avant ! répondit résolument doña Jesusita, en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, qui poussa un hennissement de fureur et reprit sa course frénétique.

      Nô Eusébio la suivit.

      Le soir de ce même jour, la plus grande consternation régnait à l’hacienda del Milagro.

      Doña Jesusita et nô Eusébio n’étaient pas rentrés.

      Don Ramon fit monter tout le monde à cheval.

      Armés de torches, les péons et les vaqueros commencèrent une battue immense à la recherche de leur maîtresse et du majordome.

      La nuit entière s’écoula sans amener aucun résultat satisfaisant.

      Au point du jour, le cheval de doña Jesusita fut retrouvé à demi dévoré dans le désert. Ses harnais manquaient.

      Le terrain environnant le cadavre du cheval semblait avoir été le théâtre d’une lutte acharnée.

      Don Ramon désespéré donna l’ordre du retour.

      – Mon Dieu ! s’écria-t-il en rentrant dans l’hacienda, est-ce déjà mon châtiment qui commence ?

      Des semaines, des mois, des années s’écoulèrent sans que rien vînt lever un coin du voile mystérieux qui enveloppait ces sinistres événements, et malgré les plus actives recherches, on ne put rien apprendre sur le sort de Rafaël, de sa mère et de nô Eusébio.

      Première partie. LE CŒUR-LOYAL

      I. La prairie

      À l’ouest des États-Unis s’étend à plusieurs centaines de milles au-delà du Mississippi un immense territoire, inconnu jusqu’à ce jour, composé de terres incultes, où ne s’élève ni la maison du Blanc, ni le hatto de l’Indien.

      Ce vaste désert, entremêlé de sombres forêts aux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves, et de prairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues, ondulant au moindre vent, est arrosé par de puissants cours d’eau, dont les principaux sont la grande rivière Canadienne, l’Arkansas et la rivière Rouge.

      Sur ces terres à la végétation si riche, errent en troupes innombrables les chevaux sauvages, les buffles, les élans, les longues cornes, et ces milliers d’animaux que la civilisation des autres parties de l’Amérique refoule de jour en jour, et qui retrouvent dans ces parages leur primitive liberté.

      Aussi les plus puissantes tribus indiennes ont-elles établi dans cette contrée leurs territoires de chasse.

      Les Delawares, les Cricks, les Osages, parcourent les frontières du désert aux environs des établissements des Américains, avec lesquels quelques faibles liens de civilisation commencent à les unir, luttant contre les hordes des Pawnees, des Pieds-Noirs, des Assiniboins et des Comanches, peuplades indomptées, nomades des prairies ou habitantes des montagnes, qui parcourent dans tous les sens ce désert, dont nulles d’elles n’osent s’arroger la propriété, mais qu’elles semblent s’entendre pour dévaster, se réunissant en grand nombre pour des parties de chasse, comme s’il s’agissait de faire la guerre.

      En effet, les ennemis que l’on est exposé à rencontrer dans ce désert sont de toutes espèces ; sans parler ici des bêtes fauves, il y a encore les chasseurs, les trappeurs et les partisans, qui ne sont pas moins redoutables pour les Indiens que leurs compatriotes.

      Aussi la prairie, théâtre sinistre de combats incessants et terribles, n’est-elle en réalité qu’un vaste ossuaire, où s’engloutissent obscurément chaque année, dans une guerre d’embuscades sans merci, des milliers d’hommes intrépides.

      Rien de plus grandiose et de plus majestueux que l’aspect de ces prairies dans lesquelles la Providence a versé à pleines mains d’innombrables richesses, rien de plus séduisant que ces vertes campagnes, ces épaisses forêts, ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur les cailloux de la plage, le chant des milliers d’oiseaux cachés sous la feuillée, les bonds des animaux s’ébattant au milieu des hautes herbes, tout enchante, tout attire et entraîne le voyageur fasciné, qui bientôt, victime de son enthousiasme, tombera dans un de ces pièges sans nombre tendus sous ses pas parmi les fleurs, et payera de sa vie son imprudente crédulité.

      Vers la fin de l’année 1837, dans les derniers jours du mois de septembre, nommé par les Indiens « Lune des feuilles tombantes » – Inaqui Quisis —, un homme jeune encore et qu’à la couleur de son teint, à défaut de son costume entièrement semblable à celui des Indiens, il était facile de reconnaître pour un Blanc, était assis, une heure à peu près avant le coucher du soleil, auprès d’un feu dont le besoin commençait à se faire sentir à cette époque de l’année, dans un des endroits les plus ignorés de la prairie que nous venons de décrire.

      Cet homme avait trente-cinq ou trente-six ans au plus, quoique quelques rides, profondément creusées dans son large front d’une blancheur mate, semblassent indiquer un âge plus avancé.

      Les