ses succès, ses vues, ses moyens d'action, tout cela se manifestera plein d'action et de vie dans la suite de cet ouvrage. Je n'ai pas besoin de décrire minutieusement ce grand corps, puisque je l'expose respirant et agissant devant le public français, aux yeux de qui, par un miracle incompréhensible d'habileté, la presse subventionnée du monopole l'a si longtemps tenu caché6.
Au milieu de la détresse que ne pouvait manquer d'appesantir sur les classes laborieuses le régime que nous venons de décrire, sept hommes se réunirent à Manchester au mois d'octobre 1838, et, avec cette virile détermination qui caractérise la race anglo-saxonne, ils résolurent de renverser tous les monopoles par les voies légales, et d'accomplir, sans troubles, sans effusion de sang, par la seule puissance de l'opinion, une révolution aussi profonde, plus profonde peut-être que celle qu'ont opérée nos pères en 17897.
Certes, il fallait un courage peu ordinaire pour affronter une telle entreprise. Les adversaires qu'il s'agissait de combattre avaient pour eux la richesse, l'influence, la législature, l'Église, l'État, le trésor public, les terres, les places, les monopoles, et ils étaient en outre entourés d'un respect et d'une vénération traditionnels.
Et où trouver un point d'appui contre un ensemble de forces si imposant? Dans les classes industrieuses? Hélas! en Angleterre comme en France, chaque industrie croit son existence attachée à quelque lambeau de monopole. La protection s'est insensiblement étendue à tout. Comment faire préférer des intérêts éloignés et, en apparence, incertains à des intérêts immédiats et positifs? Comment dissiper tant de préjugés, tant de sophismes que le temps et l'égoïsme ont si profondément incrustés dans les esprits? Et à supposer qu'on parvienne à éclairer l'opinion dans tous les rangs et dans toutes les classes, tâche déjà bien lourde, comment lui donner assez d'énergie, de persévérance et d'action combinée pour la rendre, par les élections, maîtresse de la législature?
L'aspect de ces difficultés n'effraya pas les fondateurs de la Ligue. Après les avoir regardées en face et mesurées, ils se crurent de force à les vaincre. L'agitation fut décidée.
Manchester fut le berceau de ce grand mouvement. Il était naturel qu'il naquît dans le nord de l'Angleterre, parmi les populations manufacturières, comme il est naturel qu'il naisse un jour au sein des populations agricoles du midi de la France. En effet, les industries qui, dans les deux pays, offrent des moyens d'échange sont celles qui souffrent le plus immédiatement de leur interdiction, et il est évident que s'ils étaient libres, les Anglais nous enverraient du fer, de la houille, des machines, des étoffes, en un mot, des produits de leurs mines et de leurs fabriques, que nous leur paierions en grains, soies, vins, huiles, fruits, c'est-à-dire en produits de notre agriculture.
Cela explique jusqu'à un certain point le titre bizarre en apparence que prit l'association: Anti-corn-law-league8. Cette dénomination restreinte n'ayant pas peu contribué sans doute à détourner l'attention de l'Europe sur la portée de l'agitation, nous croyons indispensable de rapporter ici les motifs qui l'ont fait adopter.
Rarement la presse française a parlé de la Ligue (nous dirons ailleurs pourquoi), et lorsqu'elle n'a pu s'empêcher de le faire, elle a eu soin du moins de s'autoriser de ce titre: Anti-corn-law, pour insinuer qu'il s'agissait d'une question toute spéciale, d'une simple réforme dans la loi qui règle en Angleterre les conditions de l'importation des grains.
Mais tel n'est pas seulement l'objet de la Ligue. Elle aspire à l'entière et radicale destruction de tous les priviléges et de tous les monopoles, à la liberté absolue du commerce, à la concurrence illimitée, ce qui implique la chute de la prépondérance aristocratique en ce qu'elle a d'injuste, la dissolution des liens coloniaux en ce qu'ils ont d'exclusif, c'est-à-dire une révolution complète dans la politique intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne.
Et, pour n'en citer qu'un exemple, nous voyons aujourd'hui les free-traders prendre parti pour les États-Unis dans la question de l'Orégon et du Texas. Que leur importe, en effet, que ces contrées s'administrent elles-mêmes sous la tutelle de l'Union, au lieu d'être gouvernées par un président mexicain ou un lord-commissaire anglais, pourvu que chacun y puisse vendre, acheter, acquérir, travailler; pourvu que toute transaction honnête y soit libre? À ces conditions ils abandonneraient encore volontiers aux États-Unis et les deux Canada et la Nouvelle-Écosse, et les Antilles par-dessus le marché; ils les donneraient même sans cette condition, bien assurés que la liberté des échanges sera tôt ou tard la loi des transactions internationales9.
Mais il est facile de comprendre pourquoi les free-traders ont commencé par réunir toutes leurs forces contre un seul monopole, celui des céréales: c'est qu'il est la clef de voûte du système tout entier. C'est la part de l'aristocratie, c'est le lot spécial que se sont adjugé les législateurs. Qu'on leur arrache ce monopole, et ils feront bon marché de tous les autres.
C'est d'ailleurs celui dont le poids est le plus lourd au peuple, celui dont l'iniquité est la plus facile à démontrer. L'impôt sur le pain! sur la nourriture! sur la vie! Voilà, certes, un mot de ralliement merveilleusement propre à réveiller la sympathie des masses.
C'est certainement un grand et beau spectacle que de voir un petit nombre d'hommes essayant, à force de travaux, de persévérance et d'énergie, de détruire le régime le plus oppressif et le plus fortement organisé, après l'esclavage, qui ait pesé jamais sur un grand peuple et sur l'humanité, et cela sans en appeler à la force brutale, sans même essayer de déchaîner l'animadversion publique, mais en éclairant d'une vive lumière tous les replis de ce système, en réfutant tous les sophismes sur lesquels il s'appuie, en inculquant aux masses les connaissances et les vertus qui seules peuvent les affranchir du joug qui les écrase.
Mais ce spectacle devient bien plus imposant encore, quand on voit l'immensité du champ de bataille s'agrandir chaque jour par le nombre des questions et des intérêts qui viennent, les uns après les autres, s'engager dans la lutte.
D'abord l'aristocratie dédaigne de descendre dans la lice. Quand elle se voit maîtresse de la puissance politique par la possession du sol, de la puissance matérielle par l'armée et la marine, de la puissance morale par l'Église, de la puissance législative par le Parlement, et enfin de celle qui vaut toutes les autres, de la puissance de l'opinion publique par cette fausse grandeur nationale qui flatte le peuple et qui semble liée aux institutions qu'on ose attaquer; quand elle contemple la hauteur, l'épaisseur et la cohésion des fortifications dans lesquelles elle s'est retranchée; quand elle compare ses forces avec celles que quelques hommes isolés dirigent contre elle, – elle croit pouvoir se renfermer dans le silence et le dédain.
Cependant la Ligue fait des progrès. Si l'aristocratie a pour elle l'Église établie, la Ligue appelle à son aide toutes les Églises dissidentes. Celles-ci ne se rattachent pas au monopole par la dîme, elles se soutiennent par des dons volontaires, c'est-à-dire par la confiance publique. Elles ont bientôt compris que l'exploitation de l'homme par l'homme, qu'on la nomme esclavage ou protection, est contraire à la charte chrétienne. Seize cents ministres dissidents répondent à l'appel de la Ligue. Sept cents d'entre eux, accourus de tous les points du royaume, se réunissent à Manchester. Ils délibèrent; et le résultat de leur délibération est qu'ils iront prêcher, dans toute l'Angleterre, la cause de la liberté des échanges comme conforme aux lois providentielles qu'ils ont mission de promulguer.
Si l'aristocratie a pour elle la propriété foncière et les classes agricoles, la Ligue s'appuie sur la propriété des bras, des facultés et de l'intelligence. Rien n'égale le zèle avec lequel les classes manufacturières s'empressent de concourir à la grande œuvre. Les souscriptions spontanées versent au fonds de la Ligue 200,000 fr. en 1841, 600,000 en 1842, un million en 1843, 2 millions en 1844; et en 1845 une somme double, peut-être triple, sera consacrée à l'un des objets que l'association a en vue, l'inscription d'un grand nombre de free traders sur les listes électorales. Parmi les faits relatifs à cette souscription, il en est un qui produisit sur les esprits une profonde sensation. La liste, ouverte à Manchester le 14 novembre