Dozy Reinhart Pieter Anne

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4


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Sacaute et Rizc-allâh le renvoyèrent en Espagne, sans cesser toutefois de le reconnaître comme calife dans les prières publiques. Idrîs alla chercher un asile auprès du chef berber de Ronda60.

      Sur ces entrefaites, les mécontents de Malaga avaient imploré le secours de Bâdîs. Celui-ci déclara d’abord la guerre à Mohammed, mais bientôt après, il se réconcilia avec lui. Alors on proclama le prince d’Algéziras, qui portait aussi le nom de Mohammed et qui prit à son tour le titre de calife. A cette époque il y en avait donc quatre depuis Séville jusqu’à Ceuta: c’étaient le soi-disant Hichâm II à Séville, Mohammed à Malaga, l’autre Mohammed à Algéziras, et enfin Idrîs II. Deux d’entre eux n’avaient en réalité aucun pouvoir; les deux autres étaient des princes d’une mince importance, des roitelets, et l’abus du titre de calife était d’autant plus ridicule que, dans sa véritable acception, il indiquait le souverain de tout le monde musulman.

      Le prince d’Algéziras échoua dans sa tentative. Abandonné par ceux qui l’avaient appelé, il retourna précipitamment dans son pays, et mourut, peu de jours après, de honte et de douleur (1048-9).

      Quatre ou cinq ans plus tard, Mohammed de Malaga rendit aussi le dernier soupir. Un de ses neveux (Idrîs III) aspira au trône, mais sans succès; cette fois, on rétablit le bon Idrîs II, et le destin ayant enfin cessé de le persécuter, il régna paisiblement jusqu’à ce qu’il payât, lui aussi, son tribut à la nature (1055). Un autre Hammoudite crut régner à sa place, mais Bâdîs frustra ses espérances. Véritable chef du parti berber, le roi de Grenade ne voulait plus d’un calife; il avait résolu d’en finir avec les Hammoudites et d’incorporer la principauté de Malaga dans ses Etats. Il exécuta son projet sans rencontrer de grands obstacles. Les Arabes, il est vrai, ne se soumirent à lui qu’à contre-cœur; mais ayant gagné les plus influents d’entre eux, tels que le vizir-cadi Abou-Abdallâh Djodhâmî61, il se soucia peu des murmures des autres; et quant aux Berbers, comme ils étaient convaincus de la faiblesse de leurs princes et de la nécessité de s’unir étroitement à leurs frères de Grenade, s’ils voulaient se maintenir contre le parti arabe qui gagnait chaque jour du terrain dans le Sud-ouest, ils favorisèrent les projets de Bâdîs plutôt qu’ils ne les contrarièrent. Le roi de Grenade devint donc maître de Malaga et tous les Hammoudites furent exilés. Ils jouèrent encore un rôle en Afrique, mais celui qu’ils avaient rempli en Espagne était terminé62.

      V

      Afin de ne pas interrompre notre rapide esquisse de l’histoire de la principauté de Malaga, nous avons tant soit peu anticipé sur les événements, et comme à présent nous allons jeter un coup d’œil sur les progrès que le parti arabe avait faits dans cet intervalle, nous devons nous reporter quelques années en arrière.

      Le cadi de Séville, Abou-’l-Câsim Mohammed, étant mort à la fin de janvier 1042, son fils Abbâd, qui comptait alors vingt-six ans, lui avait succédé sous le titre de hâdjib, ou premier ministre du soi-disant Hichâm II. Dans l’histoire il est connu sous le nom de Motadhid, et bien qu’il ne prît ce titre que plus tard, nous l’appellerons ainsi dès à présent, afin d’éviter la confusion qu’un changement de nom pourrait faire naître.

      Le nouveau chef du parti arabe dans le Sud-ouest réalisait en sa personne une des physionomies les plus accentuées qu’ait jamais produites la verte vieillesse d’une société. C’était en tout point le digne rival de Bâdîs, le chef de la faction opposée. Soupçonneux, vindicatif, perfide, tyrannique, cruel et sanguinaire comme lui, comme lui adonné à l’ivrognerie, il le surpassait en luxure. Nature mobile et voluptueuse s’il en fut, ses appétits étaient insatiables et incessants. Aucun prince d’alors n’avait un sérail aussi nombreux que le sien: huit cents jeunes filles, assure-t-on, y entrèrent successivement63.

      D’ailleurs, malgré la ressemblance générale, les deux princes n’avaient pas tout à fait le même caractère; leurs goûts, leurs habitudes différaient sur bien des points. Bâdîs était un barbare ou peu s’en faut; il dédaignait les belles manières, la culture de l’esprit, la civilisation. Point de poètes dans les salles de l’Alhambra; parlant ordinairement le berber, Bâdîs aurait à peine compris leurs odes. Motadhid, au contraire, avait reçu une éducation soignée; il ne pouvait prétendre, à la vérité, au titre de savant; il n’avait pas fait de vastes lectures; mais, comme il était doué d’un tact fin et pénétrant et d’une excellente mémoire, il savait plus qu’un homme du monde ne sait ordinairement. Les poèmes qu’il composa, et qui, indépendamment de leur valeur littéraire, ne sont pas sans intérêt quand on veut connaître à fond son caractère, lui valurent parmi ses contemporains la réputation d’un bon poète64. Il était ami des lettres et des arts. Pour un peu d’encens, il comblait les poètes de cadeaux. Il aimait à faire bâtir de magnifiques palais65. Jusque dans la tyrannie il apportait une certaine érudition; il avait pris pour modèle le calife de Bagdad dont il avait adopté le titre, tandis que Bâdîs ignorait probablement à quelle époque ce calife avait vécu. Buveurs tous les deux, Bâdîs se grisait brutalement, grossièrement, sans honte ni vergogne, comme un rustre ou comme un troupier. Motadhid, toujours homme du monde, toujours grand seigneur, ne faisait rien sans grâce; il apportait un certain bon goût, une certaine distinction, jusque dans ses orgies, et tout en buvant d’une manière immodérée, lui-même et ses compagnons de débauche improvisaient des chansons bachiques qui se distinguaient par un tact merveilleux, par une grande délicatesse d’expression. Sa puissante organisation se prêtait également au plaisir et au travail; viveur effréné et travailleur prodigieux, il passait de la fièvre des passions à celle des affaires. Il aimait à s’absorber tout entier dans ses occupations de prince, mais après des efforts surhumains qu’il faisait pour regagner le temps donné aux plaisirs, il lui fallait l’ivresse de nouveaux désordres pour retremper ses forces66. Chose étrange! ce tyran dont le terrible regard faisait trembler les nombreuses beautés de son sérail, a composé pour quelques-unes d’entre elles des vers d’une galanterie exquise, d’une suavité charmante.

      Il y avait donc entre Bâdîs et Motadhid la distance qui sépare le scélérat barbare du scélérat civilisé; mais, à tout prendre, le barbare était le moins profondément dépravé des deux. Bâdîs apportait une certaine franchise brutale jusque dans le crime; Motadhid était impénétrable, même pour ses affidés. Tandis que son regard scrutateur épiait sans cesse les pensées les plus secrètes des autres et les devinait, personne ne surprenait jamais un mouvement de sa physionomie ni un accent de sa parole67. Le prince de Grenade payait de sa personne sur les champs de bataille; celui de Séville, quoiqu’il fût presque constamment en guerre et qu’il ne manquât pas de courage, ne commanda ses troupes qu’une ou deux fois dans toute sa vie; d’ordinaire il traçait du fond de sa tanière, comme dit un historien arabe, les plans de campagne à ses généraux68. Les ruses de Bâdîs étaient grossières et il était facile de les déjouer; celles de Motadhid, bien calculées et subtiles, échouaient rarement. C’était là son fort, et l’on raconte à ce sujet une histoire qui mérite d’être rapportée.

      En guerre contre Carmona, Motadhid entretenait une correspondance secrète avec un habitant arabe de cette ville, qui l’informait des mouvements et des desseins des Berbers. Afin que les lettres qu’ils s’écrivaient ne fussent pas interceptées et que personne ne soupçonnât leurs intrigues, il fallait naturellement une grande circonspection. Or, Motadhid, d’après un plan qu’il avait concerté avec son espion, fit venir un jour dans son palais un paysan des environs, homme simple et sans malice s’il en fut, et lui dit: «Ote ta casaque qui ne vaut rien, et revêts cette djobba. Elle est assez belle comme tu vois, et je t’en fais cadeau à condition que tu feras ce que je vais te dire.» Rempli de joie, le paysan revêtit la djobba sans soupçonner que la doublure