Dozy Reinhart Pieter Anne

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4


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d’Ibn-Abbâs et lui demanda son avis. «Quand vous aurez accepté son argent, lui répondit Bologguîn, et qu’il aura recouvré la liberté, il vous suscitera une guerre qui vous coûtera le double de sa rançon. Je suis d’avis que vous ferez bien de le mettre à mort sans retard.»

      La promenade finie, Bâdîs se fit amener son prisonnier et lui reprocha ses torts dans les paroles les plus dures. Ibn-Abbâs attendit avec résignation la fin de cette longue invective; puis, quand le roi eut cessé de parler: «Seigneur, s’écria-t-il, je vous en supplie, ayez pitié de moi; délivrez-moi de mes peines! – Tu en seras délivré aujourd’hui même,» lui répondit le prince; et comme il voyait briller une lueur d’espérance sur la pâle et morne figure de son prisonnier, il se tut quelques instants. Puis il reprit avec un sourire féroce: «Tu iras là où tu souffriras bien davantage.» Ensuite il dit à Bologguîn quelques paroles en berber, langue qu’Ibn-Abbâs ne comprenait pas; mais les derniers mots que Bâdîs lui avait adressés, son terrible sourire, son air menaçant et farouche, tout cela lui disait assez clairement que sa dernière heure allait sonner. «Prince, prince, s’écria-t-il en tombant à genoux, épargnez ma vie, je vous en conjure! Ayez pitié de mes femmes, de mes jeunes enfants! Ce n’est pas trente mille ducats que je vous offre, c’est soixante mille; mais au nom de Dieu, laissez-moi la vie!»

      Bâdîs l’écouta sans mot dire; puis, brandissant son javelot, il le lui plongea dans la poitrine. Son frère Bologguîn et son chambellan Alî ibn-al-Carawî suivirent son exemple; mais Ibn-Abbâs, qui ne discontinuait pas d’implorer la clémence de ses bourreaux, ne tomba par terre qu’au dix-septième coup (24 septembre 1038)49.

      Grenade ne tarda pas à apprendre que le riche et orgueilleux Ibn-Abbâs avait cessé de vivre. Les Africains s’en réjouirent, mais personne ne reçut cette nouvelle avec autant de satisfaction que Samuel. Il ne lui restait maintenant qu’un seul ennemi dangereux, Ibn-Bacanna, et un pressentiment secret lui disait que celui-là aussi périrait bientôt. De même que les Arabes, les juifs croyaient alors qu’on entendait parfois dans son sommeil un esprit qui prédisait l’avenir en vers, et une nuit qu’il dormait, Samuel entendit une voix qui lui récitait trois vers hébreux, dont voici le sens:

      Déjà Ibn-Abbâs a péri, ainsi que ses amis et ses affidés; à Dieu louange et sanctification! Et l’autre ministre, celui qui complotait avec lui, sera promptement abattu et broyé comme la vesce. Que sont devenus tous leurs murmures, leur méchanceté et leur puissance? – Que le nom de Dieu soit sanctifié50!

      Peu d’années plus tard, comme nous serons obligé de le raconter, Samuel vit s’accomplir cette prédiction; tant il est vrai que les sentiments de haine ou d’amour donnent parfois une singulière prescience de l’avenir.

      III

      Bien malgré lui, Bâdîs avait rendu aux coalisés qui reconnaissaient le soi-disant Hichâm pour calife, un éclatant service alors qu’il fit assaillir et tuer Zohair. L’Amiride Abdalazîz de Valence, qui, comme nous l’avons dit, avait pris possession de la principauté d’Almérie, ne fut pas en état, il est vrai, de prêter du secours à son allié, le cadi de Séville, car il fut bientôt obligé de se défendre contre Modjéhid de Dénia, qui voyait de fort mauvais œil l’agrandissement des Etats de son voisin51; mais au moins le cadi n’avait plus à craindre une guerre contre Almérie, et parfaitement rassuré de ce côté-là, il ne songea désormais qu’à prendre l’offensive contre les Berbers, en commençant par Mohammed de Carmona, avec lequel il s’était brouillé. En même temps il entretenait des intelligences avec une faction à Grenade, et tâchait d’y faire éclater une révolution.

      Bien des gens à Grenade étaient mécontents de Bâdîs. Au commencement de son règne, ce prince avait donné quelques espérances52; mais dans la suite il s’était montré de plus en plus cruel, perfide, sanguinaire et adonné à la plus honteuse ivrognerie. D’abord on se plaignit, puis on murmura, à la fin on conspira.

      L’âme du complot était un aventurier qui s’appelait Abou-’l-Fotouh. Né à une grande distance de l’Espagne, d’une famille arabe établie dans le Djordjân, l’ancienne Hyrcanie, il avait étudié les belles-lettres, la philosophie et l’astronomie sous les professeurs les plus renommés de Bagdad. Mais il était encore autre chose qu’un savant: excellent cavalier et guerrier intrépide, il appréciait un noble coursier ou une épée bien trempée aussi bien qu’un beau poème ou un profond traité scientifique. Arrivé en Espagne dans l’année 1015, probablement pour y chercher fortune, il passa quelque temps à la cour de Modjéhid de Dénia. Là il s’entretenait tantôt de littérature avec ce savant prince, ou travaillait à son commentaire sur le traité grammatical qui porte le titre de Djomal; tantôt il combattait aux côtés du prince en Sardaigne; maintefois aussi il méditait sur les questions philosophiques les plus abstraites, ou tâchait de deviner l’avenir en observant le cours des astres. Ensuite, étant allé à Saragosse, la résidence de Mondhir, ce prince le prit d’abord en amitié et lui confia l’éducation de son fils; mais comme d’après l’observation fort juste, quoiqu’un peu rebattue, de l’historien arabe que nous suivons ici, les temps changent et les hommes avec eux, Mondhir lui fit un jour entendre qu’il n’avait plus besoin de ses services, et que, par conséquent, il lui permettait de quitter Saragosse. Abou-’l-Fotouh alla alors s’établir à Grenade, où il ouvrit un cours sur les anciennes poésies, et notamment sur le recueil connu sous le nom de Hamâsa53; mais il y fit encore autre chose: sachant que Bâdîs avait beaucoup d’ennemis, il stimula l’ambition de Yazîr, un cousin germain du roi, en l’assurant qu’il avait lu dans les étoiles que Bâdîs perdrait le trône et que son cousin régnerait trente ans. Il réussit ainsi à former une conspiration; mais Bâdîs ayant découvert le complot avant le temps fixé pour son exécution, Abou-’l-Fotouh, Yazîr et les autres conjurés eurent à peine le temps de se soustraire par la fuite à sa vengeance. Ils allèrent chercher un refuge auprès du cadi de Séville, sans doute leur complice, bien qu’il soit impossible de dire jusqu’à quel point il l’était54.

      Sur ces entrefaites, le cadi avait attaqué Mohammed de Carmona, et son armée, commandée comme à l’ordinaire par son fils Ismâîl, avait déjà remporté de brillants avantages. Ossuna et Ecija avaient été forcées de se rendre, Carmona elle-même était assiégée. Réduit à la dernière extrémité, Mohammed demanda du secours à Idrîs de Malaga et à Bâdîs. L’un et l’autre répondirent à son appel: Idrîs, qui était malade, lui envoya des troupes sous les ordres de son ministre Ibn-Bacanna; Bâdîs vint en personne avec les siennes. Ces deux armées s’étant réunies, Ismâîl, plein de confiance dans le nombre et dans la bravoure de ses soldats, leur offrit aussitôt la bataille; mais Bâdîs et Ibn-Bacanna, voyant que l’ennemi avait la supériorité du nombre ou le croyant du moins, n’osèrent l’accepter, et sans trop se mettre en peine du seigneur de Carmona, ils l’abandonnèrent à son sort; l’un reprit la route de Grenade, l’autre celle de Malaga. Ismâîl se mit aussitôt à la poursuite des Grenadins. Heureusement pour Bâdîs, il y avait à peine une heure qu’Ibn-Bacanna s’était séparé de lui; il lui envoya donc en toute hâte un courrier, en le conjurant de venir à son secours, puisque, sans cela, il allait être écrasé par les Sévillans. Ibn-Bacanna le rejoignit sans retard, et les deux armées ayant opéré leur jonction dans le voisinage d’Ecija, elles attendirent l’ennemi de pied ferme.

      Les Sévillans, qui croyaient avoir affaire à une armée en retraite, furent désagréablement surpris lorsqu’ils vinrent se heurter contre deux armées parfaitement préparées à les recevoir. Démoralisés par cette circonstance inattendue, le premier choc suffit pour jeter le désordre dans leurs rangs. Vainement Ismâîl tâcha-t-il de les rallier et de les ramener au combat: victime de sa bravoure, il fut tué le premier de tous. Dès lors les Sévillans ne songèrent plus qu’à se sauver55.

      Demeuré